David Schumacher se faisait appeler “Dave” depuis qu’il avait découvert que cela faisait plus sport. 25 ans, le teint hâlé typique du golden boy, il faisait l’admiration de ses parents, et plus particulièrement de sa mère et la vie lui souriait à pleines dents. Licencié en sciences économiques, il dirigeait les ressources humaines d’une très grande et réputée banque de la place genevoise et son salaire de célibataire lui permettait de s’offrir tout et n’importe quoi sans jamais regarder à la dépense. Il sortait depuis trois ans avec Daphnée, une copine d’études qui s’était spécialisée dans le marketing et qui, à seulement 24 ans, s’occupait du bureau publicitaire d’un géant de l’agro-alimentaire. Belle, plantureuse, de longs cheveux blonds, la silhouette d’un mannequin, elle savait qu’elle plaisait aux hommes et même aux femmes et n'hésitait pas à afficher une mine de star, derrière ses lunettes aux verres légèrement fumés et griffés d’un prestigieux designer qu'elle connaissait personnellement. Lorsque Dave et Daphnée sortaient ensemble, il n’était pas rare de les voir avec deux autres personnages à la réussite insolente, Ruby (qui s’appelait en réalité Donald), un fils à papa richissime qui se prenait pour un grand acteur et écumait les soirées mondaines avec le dédain calculé des êtres supérieurs, et Chloé, sa confidente, étudiante en médecine et fille d’un ambassadeur qui résumait le monde en deux catégories, ls nantis et les autres.
Les quatre amis faisaient beaucoup de choses en commun: voile et yachting sur le lac léman, golf à Crans-Montana, tennis à Gstaad, VTT à Villars, Curling à Champéry et ski à Saas Fee ou Zermatt. Ils roulaient chacun dans de somptueuses voitures, tout-terrain avec les options les plus chères, et leur équipement personnel passait par une panoplie de gadgets qui leur auraient permis d’être largués en pleine jungle et avoir une équipe de secours à leurs pieds au moindre bobo ou gémissement: GPS, portable dernier cri, agenda à transmission infrarouge, etc... Mais comme toute personne qui a tout, il leur arrivait de s’ennuyer et de rêver à autre chose. Et aujourd’hui, Chloé avait une idée brillante. Les quatre amis s’étaient réunis dans leur restaurant favori, un chinois aux plats exquis et aux factures exorbitantes. Entre deux sushis, qu’ils qualifiaient de “divins” et de “fantasmagoriques”, elle leur exposa son projet:
- J’ai lu dans la dernière édition du National Geographic que des jeunes, comme nous, organisaient des week-end de trekking absolument enivrants.
Elle accentua le mot “enivrant”, comme si elle venait d’avaler un nectar de vin et d’alcool datant de 1929, son année préférée en matière d’oenologie.
- Figurez-vous qu’ils larguent tout et se retrouvent durant trois jours isolés dans la nature, sans aucun contact avec la civilisation. Ils redeviennent des hommes, loin de l’abrutissement de la technologie...
Son portable émit un bip-bip et elle s’empressa de décrocher.
Ruby poursuivit pendant qu’elle parlait à mi-voix à son interlocuteur.
- L’idée de Chloé est magique. Nous pourrions passer trois jours dans la réserve naturelle du Frommental, loin de tous ces bruits et ce fratras qui abîment nos oreilles et nos yeux.
Il profita de faire une mimique comique qui déclencha un rire généralisé. Dave but une gorgée de thé vert.
- Trois jours dans la nature? Et nous ferons quoi?
Ruby éclata de rire.
- Enfin, Dave, nous allons marcher, nous aérer, improviser une vie de Robin de Bois.
- Robin des Bois?
Daphné soupira.
- Tu veux dire Robinson, Ruby. Robinson Crusoé...
- Evidemment, ma chère. Robinson et Vendredi. Nous partirions pour le week-end...
Chloé raccrocha. Son visage était légèrement empourpré. Dave se pencha légèrement et sortit son Palm de la poche de son veston.
- Pourquoi pas? L’idée me paraît tentante. Mais sommes-nous équipés pour une telle expédition? J’imagine qu’il faut des tentes, des accessoires de camping et tout ce qui va avec.
Chloé le regarda avec surprise:
- Et ça te pose un problème?
Tous éclatèrent de rire. Ils décidèrent que c’était là une excellente idée et, après une longue concertation, ils fixèrent une date, trois semaines plus tard. C’était une période idéale: la fin de l’été, sans touristes, une température encore douce, et les bois qui commencent à se colorer des teintes de l’automne. Chloé et Daphné se chargeaient de l’organisation, Dave conduisait sa Cherokee et tout le matériel et Ruby regardait pour la nourriture et les accessoires.
Une vingtaine de jours plus tard, ils se retrouvèrent ainsi au domicile de Dave, prêts à voyager vers un paradis perdu, loin de toute civilisation. Chacun avait voulu marquer le coup comme il se doit et les quatre affichaient un équipement sport et randonnée flambant neuf, de la tête au pieds. Ruby avait fait très fort en achetant ses effets au surplus de l’armée, lui qui avait “horreur” des militaires en temps normal. Mais comme, il le dit en plaisantant, il se sacrifiait volontiers pour ce rôle de trois jours. C’était le jeudi soir. Ils ne rentreraient que le dimanche. Chloé et Daphné entassèrent le matériel dans la Jeep. Leur retour à la nature n’était tout de même pas trop brutal: la seule concession, c’était l’absence de portables. Sinon, tout était là, du confort de campeurs de luxe. Ils allaient voyager de nuit et partiraient en randonnée dès le vendredi matin, chacun avec un paquetage sur le dos. Ensuite, ils établiraient leur bivouak, goûteraient aux plaisirs de la nature sauvage et reviendraient à la civilisation le dimanche dans l’après-midi.
- Nous aurons du great fun...
dit Dave qui se réjouissait d’étrenner une tente gonflable, capable de résister à une avalanche. Il n’y avait certes pas de neige, mais elle faisait un effet du tonnerre, avec sa petite pompe électrique.
Ueli Steiger était depuis dix ans le gardien du parking de la réserve naturelle de Frommental. Son rôle consistait à veiller que les visiteurs respectent les règles élémentaires d’un parc naturel et ne franchissent pas le périmètre avec des véhicules à moteur. Il encaissait aussi une taxe de parcage et, en cas d’accident au cours d’une randonnée, c’était lui qui organisait les secours. La réserve naturelle de Frommental s’étendait sur plus de vingt kilomètres carrés. Elle était parcourue de bout en bout par la rivière de Fromment qui s’était, au cours des siècles, frayée un passage à travers une série de gorges vertigineuses, coupant littéralement en deux une montagne massive et sombre, couverte de sapins aux couleurs de cendre. Les gorges de Frommen avaient une légende: les anciens racontaient qu’un démon habitait les lieux, mais qu’il avait été conjuré par des religieux qui avaient purifié les lieux en leur donnant un nom saint (fromm=croyant, en allemand). Ce démon se réveillait parfois, au cours de nuits sans lune et déclenchait de violents orages dont la furie se déversait dans la rivière sinon plutôt calme et sauvage. En fait, il arrivait parfois que la Frommen se mette en crue, mais des panneaux indiquaient aux éventuels campeurs de ne pas s’établir trop près de l’eau et on n’avait jamais déploré d’accident grave. A cette époque de l’année, le parking était presque vide. Ueli Steiger habitait dans une petite maison, à l’année et, en-dehors des pics saisonniers, il s’adonnait à une activité artistique qui lui avait valu un certain renom, la confection de masques de carnaval en bois massif. Des figures grimaçantes qu’il aimait sculpter dans son atelier plein de scories et qu’il exposait au fronton de son balcon. Ce soir, il fumait tranquillement la pipe, assis sur un rocking chair grinçant, son fidèle bouvier bernois aux pieds. Ueli avait été marié, autrefois, mais son épouse était décédée dans un accident d’autocar, lors d’un voyage organisée en Italie. Cela faisait dix ans.
La nuit était presque tombée lorsque les phares d’une jeep Willis éclairèrent la route. Quelques minutes plus tard, Oskar Schafroth, le garde-chasse, arrêtait la voiture dans un crissement de pneus. Il portait été comme hiver un chapeau de cow-boy et fumait un éternel bout de cigare, coincé au coin de la bouche. Son visage semblait taillé dans la même matière que les masques de Steiger et on sentait l’homme de nature et de terrain.
- Salut, Ueli!
- Ciao Oskar! Que me vaut ta visite tardive?
- Je peux entrer?
Ueli Steiger se leva et gagna l’intérieur de la maison pour ouvrir la porte, verrouillée à cette heure.
- Entre!
Oskar Schafroth n’enleva pas son Stetson. Il souffla une brève volute de fumée.
- Ueli, on a un problème. La police de Frauenwil m’a averti que deux condamnés du pénitencier de Regensdorf se sont fait la malle ce matin. Ils ont des armes et sont dangereux.
- Et tu penses qu’ils vont venir ici?
- Non seulement je le pense, mais j’en suis sûr. Ils traversent le Frommental, et se trouvent à la frontière autrichienne. De plus, il nous est difficile de quadriller le secteur.
- Qu’est-ce que je dois faire?
- Ouvrir l’oeil. Et m’avertir au moindre problème. Si tu les rencontres, n’entreprends rien et barricade-toi. Ce sont de vrais durs et ils ne font rien dans le détail.
Ueli demeura pensif, un instant.
- Tu sais, Oskar, je doute qu’ils viennent me dire qu’ils sont de passage... Ils vont profiter de la nuit pour passer. Pourquoi ne mets-tu pas tes hommes en faction pour les attendre?
- Parce que je n’en ai pas les moyens. Ce sont deux frappes sanglantes, mais je suis en sous-effectif. Et si je me trompe, c’est ailleurs qu’il y aura un bain de sang. Alors tu te gaffes et tu n’agis pas seul, vu? Demain, on s’organise et je mets deux hommes sur le coup. Armés et entraînés. Ah oui et puis j’ai une autre information: on annonce une sale météo pour demain soir. Avertis les promeneurs. Le mieux serait que personne ne s’aventure dans la réserve.
- J’ai vu ça à la télévision. Mais je ne m’en fais pas pour les touristes: c’est le calme plat.
- OK. Fais attention à toi. Et appelle si tu as besoin d’aide.
Oskar Schafroth sortit. Ueli referma la porte et la verrouilla. Puis il décrocha la carabine qui était suspendue au mur du couloir. Elle était chargée. Il alla fermer la porte du balcon. De toute façon, les deux fugitifs ne risquaient pas de se faire voir si leur intention était de gagner la frontière.
György et Svensky avaient grandi dans la violence qui ravageait leur pays, l’ex-Yougoslavie. Ils aveint bourlingué en Allemagne, en Autriche et en Suisse, vivant de petits larcins et d’escroqueries minables. Un temps, ils avaient même essayé la voie honnête et on avait pu les croiser en tant que déménageurs. Mais quand on a goûté aux armes et au sang, on y revient toujours. Ils avaient alors gradé dans le monde de la pègre et on le connaissait comme casseurs redoutables. Ils s’étaient fait coffrer à la suite d’un hold-up sanglant dans une banque où, pour se tirer d’affaire, ils avaient fait feu sur le personnel et les clients, une véritable boucherie qui leur avait valu une sentence de réclusion à perpétuité. Svensky avait été déclaré légèrement diminué sur le plan psychique. Mais c’était le pire des deux car György parvenait à réfléchir quand la situation l’imposait. Puis ce matin, grâce à des complicités externes, ils étaient en cavale, armés de couteaux et de pistolets automatiques, des Mauser 55 et plusieurs paquets de munitions. Ils avaient volé un coupé Mercedes et fonçaient sur les routes pour gagner le plus rapidement possible la frontière autrichienne. De là, ils voulaient regagner leur pays. György conduisait silencieusement. Svensky était aux aguets. La nuit était tombée depuis longtemps déjà, à mesure que la voiture s’enfonçait dans le paysage montagneux et couvert de forêts de sapins et de conifères. Comme l’avait prévu Oskar Schafroth, les deux fugitifs avaient l’intention de traverser la réserve naturelle de Frommental.
Ueli Steiger alluma son poste de télévision. Ils repassaient un vieux film comique qu’il avait déjà vu. Au même moment, les quatre amis, Dave, Ruby, Daphné et Chloé roulaient à vive allure sur une autoroute, eux aussi attirés par le calme et l’exotisme rural de la réserve, où ils comptaient se mesurer avec les éléments. Dave conduisait. A côté de lui, Ruby somnolait. Son haleine empestait l’alcool. Il avait avalé la moitié d’une bouteille de vodka, sans doute pour se donner du pep. Maintenant il cuvait en silence. A l’arrière, mollement affaissées dans les sièges en cuir, Daphné et Chloé dormaient d’un sommeil lourd et inégal. Il n’y avait que le ronronnement du moteur et le bruit de roulis des pneus sur la route lisse. Chloé, qui avait organisé cette escapade, avait pris un anti-douleur, sans en parler à ses compagnons. Elle avait mal au ventre, mais elle ne souhaitait pas que ça se sache. Elle supposait que c’étaient peut-être les premiers signes d’une grossesse mais comme personne ne savait qu’elle avait un amant, de surcroît déjà marié, elle ne souhaitait pas en faire état. André, le nom du père, si c’était un enfant, était un industriel connu de la place de Genève et un enfant illégitime ferait grand bruit. Mais Chloé avait tout fait pur que ça se passe ainsi et qu’un lien l’unisse à celui qu’elle croyait aimer. Ses trois potes la voyaient comme une étudiante modèle et une championne de la vie, mais ils ignoraient que sa vraie nature était beaucoup plus timide et romantique. Elle leur annoncerait la nouvelle en fin de partie, au retour. Puis, et c’était une décision mûrement réfléchie, elle prendrait un peu de distance, histoire de mettre un peu d’ordre dans sa vie.
La Mercedes des deux criminels arriva en vue du parking. La maison de Ueli Steiger était légèrement éclairée.
- Où est-ce qu’on planque la bagnole?
demanda Svensky.
György réfléchit un instant.
- On la laisse ici. De toutes Façon les flics vont penser que nous sommes ici. Ils nous attendent peut-être. Ouvre l’oeil.
Rien ne semblait bouger. Ils parquèrent le véhicule à l’extrémité de la grande place recouverte de gravillon. György éteignit les phares et soupira.
- C’est maintenant que la fuite commence, vieux frère.
Une voix cria:
- Halte, qui êtes-vous?
Svensky sortit calmement du véhicule. Un homme se tenait à respectable distance et l’éclairait de sa torche. Il dégaina et tira en direction de la lumière. Le bruit fut assourdissant. Un chien se mit à aboyer. György sortit à son tour de la voiture et s’approcha de la forme qui était à terre, faiblement contrastée par le halo de la lampe qui était tombée à terre. L’homme avait été gravement touché à la poitrine. Il respirait faiblement. Son chien s’agitait et jappait furieusement.
- Et merde, Svensky. Il va falloir le traîner jusqu’à la maison.
- Tu crois qu’il est seul?
- Oui. Ce genre de gardien est toujours seul. On l’amène à la maison et on attend l’aube...
- Et le chien?
- Si tu veux te coltiner cinquante kilos de viande, abats-le. Moi je préfère qu’il nous suive sur ses pattes.
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