Le réveil sonna. Il était tout juste sept heures du matin. Francine ouvrit péniblement les yeux. La chambre était encore largement plongée dans le noir, en ce milieu d’automne brumeux. A côté d’elle, Jonathan dormait profondément en ronflant. Elle le regarda un instant, devinant sa forme assoupie dans la pénombre. Elle soupira. Ils s’étaient mariés il y a plus de treize ans. A l’époque, elle attendait beaucoup de la vie. Son mari était à l’aube d’une grande carrière de romancier, ses premiers essais avaient rencontré l’adhésion de la critique et du public et elle imaginait toute l’exaltation de vivre aux côtés d’une star de la littérature. Mais Jonathan avait rapidement épuisé le maigre filon de sa veine créatrice et aujourd’hui, il était sans emploi, dépressif et alcoolique. C’est elle qui faisait survivre le ménage, les deux enfants, Mélanie et Laurence, neuf et dix ans, en travaillant comme enseignante à ‘école publique. Leur maison était petite mais confortable. Trois chambres au premier étage, un galetas, un grand salon, une salle à manger au rez, la cuisine, la salle de bain et une cave, remplie à ras bord de livres que Jonathan avait financés à compte d’auteur. Un jardinet avec un bac à sable et deux balançoires. On était loin du manoir de l’auteur à succès, tel que l’envisageait la jeune femme, treize ans plus tôt. Elle retira les couvertures et se leva, faisant grincer le matelas et le sommier du vieux lit trop étroit. Il fallait préparer le petit-déjeuner, lever les enfants, démarrer la journée. Francine poussa un soupir encore plus profond que le précédent. Elle ouvrit la porte de la chambre et descendit les escaliers en bois. Ils grinçaient comme si elle réveillait un monstre de bois endormi qui râclait des dents. La lumière néon refléta les catelles vertes et noires. Le vieux tapis mauve pourrissait lentement sur le sol et dégageait une odeur âcre, comme de l’amoniac. Francine s’approcha du miroir. Il refléta ses traits hispaniques, un visage ovale, encadré de cheveux noirs, des yeux brun foncé, un nez droit. C’était une très belle femme, dans la splendeur déclinante de ses 37 ans. Des cernes et des ridules au coin des lèvres marquaient un quotidien difficile et lourd. Francine n’aimait pas se regarder ainsi. Elle voyait une fois par semaine une thérapeute, une confidente qui accueillait sans la critiquer toutes les doléances qu’elle avait à propos de son couple raté et de sa vie médiocre, de ses aspirations déçues de ses ambitions trompées. Francine était aigrie par ses déceptions et son visage commençait à en porter les traces inévitables et durables. Elle s’aspergea copieusement la face avec de l’eau froide et saisit le linge orange suspendu à côté de l’évier. Laurence, la cadette, avait oublié une balle bleue dans la baignoire. Elle était là, au milieu du bassin vert, et Francine la voyait à travers le miroir. Elle se retourna. Et là, elle sursauta. Car dans la baignoire, il y avait bien une balle, mais elle n'était pas bleue mais jaune. Francine se frotta les yeux et regarda à nouveau son miroir: la balle était bleue. L’instant de frayeur passé, elle pensa qu’il s’agissait d’un problème de reflet et sortit de la salle de bain et gagna la cuisine.
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Novembre 2003