LA MAISON QUI TUE...

 

Un feuilleton original de Claude Hayoz

 

Patrick Siffert attendait calmement dans sa voiture, une Jeep Cherokee neuve avec toutes les options possibles et imaginables. Il savourait son premier cigare de la matinée, un cubain aux arômes corsés comme du café. La montre de bord indiquait dix heures. La limousine était parquée dans l’allée d’une villa cossue que son propriétaire souhaitait vendre. Patrick Siffert était agent immobilier. Il travaillait pour la plus grande agence de Suisse et les affaires tournaient rond. Après des études commerciales dans un gymnase privé, il avait roulé sa bosse dans le monde entier, puis, à la faveur d’un engagement temporaire aux USA, il avait acquis les techniques de vente qui faisaient aujourd’hui sa force. A seulement 33 ans, c’était l’élément le plus prometteur de son entreprise et la Cherokee en était la preuve la plus flagrante. Patrick avait une amie, une jeune femme ravissante, et plein de projets à accomplir. Il sélectionna un CD de Johnny Cash et aspira avec ostentation une bouffée de son havane. Devant lui se dressait la bâtisse en pierre massives, entourée d’un jardin mal entretenu.Il nota dans son Palm dernier cri la remarque suivante: “Faire venir jardinier”. A ce moment, il ne savait pas encore que ce serait sa dernière action dans le monde des vivants. Le ciel était bleu. Pas un nuage. Et pourtant, à l’instant où le petit ordinateur digérait le mot “jardinier”, un éclair surgi de nul part, frappa la Jeep qui fut déchiquetée dans un bruit surgi tout droit des enfers... La police retrouva des débris partout, comme si une bombe avait éclaté dans les mains de l’infortuné golden boy.

A 14 heures, le même jour et seulement quatre heures après le drame, Henri Clausen, éminent psychologue et féru de phénomènes paranormaux donnait un cours à l’Université de Genève. Depuis la mort tragique de son épouse, dans la catastrophe de la maison aux miroirs, à Gstaad, il s’occupait seul de sa fille Noémie, huit ans et quelques mois, dans un modeste appartement de l’avenue Wendt et enseignait les théories de Jean Piaget aux étudiants de premier cycle. Il avait abandonné la recherche et vivait au jour le jour, goûtant aux joies d’une vie modeste et retirée qui l’avait permis de retrouver ses marques après la terrible épreuve qu’il avait traversée sur les hauteurs de la station huppée de l’Oberland bernois, quelques mois auparavant. Noémie avait perdu sa maman et il se sentait coupable de n’avoir pas réussi à la sauver du cataclysme qui s’était abattu sur eux lors de la funeste soirée organisée par feu le Dr Sydney Sheinberg qui avait essayé de l’assassiner. La sonnerie retentit et, sans même le laisser terminer sa phrase, les jeunes auditeurs se levèrent pur gagner la sortie de l’auditorium. Henri Clausen ne s’en offusquait guère. Il avait acquis un calme et une sérénité qui le mettait à l’abri de toute déception face au manque d’intérêt que ses cours suscitaient. Il rassembla ses affaires et regarda sa montre. Dans deux heures, il irait chercher sa fille et, ensemble, ils termineraient cette belle journée sur les quais de la ville, à se balader tranquillement en humant le délicieux air du lac.

- Monsieur Clausen?

Le psychologue sursauta. A l’embrasure de la porte se tenait un officier de police. Son gabarit était impressionnant.

- Monsieur Henri Clausen? répéta l’officier.

- Oui, je suis Henri Clausen. Que puis-je pour vous?

Instinctivement, Henri cherchait quelle erreur il avait pu commettre pour être ainsi hêlé par un représentant des forces de l’ordre.

- Je suis le sergent Gaille. Je vous serais reconnaissant de venir avec moi au poste. Il ne s’agit pas d’une infraction que voua avez commise mais d’un service que vous seriez aimable de nous rendre.

Malgré son apparence imposante, le gendarme s’exprimait doucement, avec retenue, comme si cette mission l’incommodait.

- Et quel service suis-je sensé rendre? ma fille sort de l’école dans moins de deux heures et je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer. Je suis désolé.

- Alors suivez-moi, ce ne sera pas long. Du moins, je l’espère...

Les deux hommes quittèrent rapidement les lieux. Une voiture de patrouille les attendait au bas des escaliers de l’Université. Henri Clausen nota que ce n’était pas une Volvo, comme d’ordinaire. Il s’assit derrière. Le sergent prit place à côté du chauffeur et ils démarrèrent sans prononcer un seul mot durant le bref trajet jusqu’au poste de police, à quelques centaines de mètres. Henri Clausen fut conduit dans un bureau sobre, au mobilier clairsemé et aux murs peints en vert. Une table, trois chaises et une armoire. La fenêtre était grillagée.

- Sergent Gaille, puis-je savoir ce que cela signifie? Je vous ai dit que je n’avais pas beaucoup de temps...

- Le commissaire Surchat, Jean Surchat, va venir. Ne vous inquiétez pas. Puis-je vous servir un café ou une eau minérale?

- Une eau minérale, s’il vous plaît.

Henri Clausen était très mal à l’aise. Il avait instinctivement compris qu’on allait lui demander quelque chose en relation avec sa douloureuse expérience dans la maison du Dr Kolbe. Et il n’aimait pas en parler, encore moins s’en souvenir. La porte s’ouvrit. Un petit homme mince et élégant, portant des lunettes finement cerclées d’argent entra, un épais dossier sous le bras. Le sergent Gaille se mit au garde à vous. Clausen se leva.

- Monsieur Clausen, je suis le commissaire principal Jean Surchat. Je vous remercie infiniment d’être venu si vite. J’espère que cela n’a pas trop contrarié votre emploi du temps. Mais il s’agit d’une affaire de grande importance.

Jean Surchat s’assit à la table, en face du psychologue et ouvrit le dossier.

- Vous êtes spéciAListe des phénomènes paranormaux?

Henri se tortilla sur sa chaise. Le sergent Gaille amena deux verres et une bouteille d’eau minérale. Il servit les deux hommes puis se retira.

- J’ai consacré quelques recherches aux poltergeist, c’est vrai, mais je suis avant tout professeur à l’Université et père attentionné d’une petite fille...

Jean Surchat hocha de la tête.

- Vous êtes bien modeste, Monsieur Clausen. J’ai lu de nombreux articles que vous avez publiés. Une vraie mine d’or en matière de paranormal...

- Oui, mais je me suis retiré de cette spécialité il y a plusieurs mois.

Le commissaire garda un instant le silence. Il se racla la gorge.

- La maison aux miroirs?

- Oui. Une expérience terrible.

- Je sais. Mais nous avons besoin de votre avis. Peut-être pourrez-vous nous donner quelques éclaircissements...

- J’en doute. Autant vous le dire franchement: j’ai tourné la page. Définitivement.

Jean Surchat soupira. Doucement. Puis il prit une photo noir-blanc dans le dossier et la tendit au psychologue. C’était une maison. Celle devant laquelle la foudre avait frappé, de façon totalement incompréhensible.

- Ce matin, un agent immobilier a trouvé la mort dans l’explosion de sa voiture, devant cette demeure. Un éclair venu de nulle part a pulvérisé le réservoir d’essence. Il était dix heures environ et il n’y avait aucun nuage.

- Et alors?

- Alors? Je pensais que vous pourriez me dire si cela vous rappelle quelque chose...

Henri Clausen réfléchit un instant. Mais il ne trouva rien.

- Non. Je ne vois pas.

Le commissaire farfouilla dans le dossier. Il en tira la copie d’un article.

- En 1988 vous avez écrit dans la revue “Science et Occultisme” un sujet passionnant sur les phénomènes de combustion spontanée et sur les décharges électriques de la terre. Vous ne vous en souvenez pas?

Le ton était légèrement cassant.

- J’ai beaucoup écrit. Je n’ai plus tous les détails en tête.

- Monsieur Clausen, vous parliez d’une maison, en Ecosse...

- La garden-party maudite?

- C’est exactement cela.

Henri avala un peu de liquide. Il avait la gorge serrée et nouée. C’était comme s’il subissait un interrogatoire.

- Ecoutez, commissaire, cette histoire était un peu... galvaudée. Pas très scientifique en tout cas!

- Vous vous souvenez à qui appartenait ce manoir?

- Zoran. Gustav Zoran. Un homme d’affaires peu scrupuleux. Mais je ne crois pas que ce fut un fait significatif dans ce qui s’est passé. Les autorités locales ont conclu à un accident lié aux câbles qui éclairaient le jardin, ce soir là.

- Et 25 personnes sont mortes foudroyées...

- Electrocutées, pas foudroyées. Elles ont subi une sorte de choc en boule. Une vague électrique. Si je me souviens bien, la génératrice qui produisait le courant était un modèle vétuste de la deuxième guerre mondiale.

- Et vous-même, vous avez écrit que la maison avait des ondes négatives...

- Oui. Enfin j’ai émis l’hypothèse que le terrain était propice à un acident de ce genre. Mais je n’écrirais plus les mêmes sottises, aujourd’hui. Je voulais vendre un papier, j’ai donc agrémenté la sauce d’un peu de piquant. C’et tout.

Jean Surchat tourna quelques pages du dossier. Il sélectionna une autre photo. Un portrait.

- Le propriétaire de la maison qui a tué aujourd’hui, vous le reconnaissez?

Henri devint blême: c’était Gustav Zoran.

- Comment est-ce possible? Je le croyais aux USA.

Surchat opina du chef.

- Il l’est. Mais il a chargé une agence immobilière de vendre cette villa qu’il n’occupe plus depuis des lustres. Vous comprenez à présent pourquoi je vous ai fait venir?

- Bien sûr, et vous avez eu raison. Mais je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile. Je n’ai pas côtoyé le Dr Zoran très longtemps. Il avait des théories fascinantes sur la combustion spontanée. Mais après sa garden-party, il a mis les voiles et je n’ai plus eu aucun contact.

- Voyez-vous, M. Clausen, la police n’est jamais très heureuse lorsqu’un phénomène inexplicable cause la mort d’innocents. Or, si je n’avais pas lu votre article, j’aurais conclu que le jeune homme qui a été déchiqueté dans l’explosion de sa voiture, ce matin, était décédé sans cause précise. Mais cela ne me satisfait pas: le Dr Zoran a été mêlé à plusieurs affaires similaires. En Ecosse, dans le Maine et ici. C’est beaucoup pour un simple hasard...

- Dans le Maine, dites-vous?

- Oui. Il y a trois ans. Sa propre fille, Emilie. dans le salon de leur maison. Elle a pris feu près du téléviseur. La police a pensé que le poste avait explosé et enflammé les vêtements de la petite. Mais c’est l’inverse qui est vrai: elle a pris feu comme une torche. J’ai vu les photos: c’était horrible.

- Et Zoran?

- Effondré, bien entendu. Mais peu coopérant. Il a déménagé par la suite à Boston.

- Emilie avait quel âge?

- Huit ans...

Un frisson parcourut l’échine du psychologue. Huit ans et morte de la plus horrible façon que l’on puisse imaginer...

- Que fait-il aujourd’hui? parvint-il à articuler.

- Il s’occupe de son laboratoire. Et donne des cours de physique dans une Université.

- Et que voulez-vous que je fasse?

- Accompagnez-moi à cette maison et aidez-moi à y voir clair. Il doit y avoir un point commun entre l’Ecosse, La Suisse et le Maine. Quelque chose qui tue par combustion. Quelque chose de dangereux que le Dr Zoran ne maîtrise pas.

- Puis-je voir le dossier américain?

- Il est là.

Jean Surchat ferma le classur et le tendit à Henri Clausen.

- Je suis que vous êtes pressé. Je vous propose donc d’attendre demain. Vous aurez le temps de vous remémorer votre propre article et de lire les coupures et le dossier du Maine. Un conseil cependant: ne mangez rien avant d’avoir vu le photos. C’est horrifiant.

Le commissaire se leva et regarda sa montre.

- Alors si je vous dis à 10 heures, demain, vous m’accompagnez?

Henri répondit immédiatement.

- Oui, bien sûr. Je vais tâcher de vous aider.

Le sergent Gaille le ramena personnellement à l’Université. Henri Clausen prit alors sa voiture et, sur le chemin qui le menait à l’école de sa petite Noémie, il se rappelait cette étrange expérience à laquelle l’avait convié le Dr Zoran, peu avant que 25 personnes ne soient littéralement grillées au cours d’une garden party dans sa luxueuse propriété d’Ecosse.

C’était en 1988. Henri Clausen, alors jeune et fringant, avait lu un rapport sur les phénomènes dits de combustion spontanée. Des personnes s’enflammaient sans raison apparente ou décédaient dans les flammes de leur appartement ou de leur voiture sans qu’aucune cause puisse être clairement déterminée. Le Dr Zoran était un physicien réputé et ses travaux sur l’électricité statique, l’éclair en boule, les paratonnerres et les cages de Faraday faisaient autorité. Roumain d’origine, Zoran avait fui son pays durant la seconde guerre mondiale et s’était établi d’abord aux Etats-Unis puis en Suisse et en Angleterre où il recevait des mandats de cours universitaires. Avant la catastrophe, son nom était respecté de tous, mis la mort de 25 personnes avait profondément affecté sa réputation. On l’avait accusé de s’être servi de ses hôtes pour mener à bien une expérience qui avait mal tourné. Henri écrivait alors pour diverses revues et il avait consacré un article à cette tragédie qui avait retenu l’attention de plusieurs confrères. Son idée était simple: quel était le point commun entre toutes ces personnes présentes dans le jardin au moment où la foudre (ou tout autre décharge d’origine électrique) avait frappé? Pourquoi n’y avait-il pas eu de rescapés? La garden-party s’était déroulée peu après une longue désire de mauvais temps et le terrain était trempé par la pluie. Gustav Zoran avait tendu sur le sol une sorte de treillis, parcouru de lamelles métalliques. Lorsque le drame s’était produit, c’était un conducteur idéal. Henri avait alors conclu à un éclair d’orage, personne ne pouvant exclure la formation de micro-climats, surtout après de fortes pluies, dans une région connue pour ses nuages permanents. Suite à la publication de cet article, qui tendait à disculper le Dr Zoran, celui-ci lui avait écrit pour le remercier de sa contribution. Malheureusement, c’était un trop petit pavé dans la mare des rumeurs et le discrédit était resté collé au physicien, sans qu’il pût se justifier autrement. Le fait restait là, crû et sans fioritures: 25 personnes foudroyées, parce que leurs pieds reposaient sur un treillis métallique...

Noémie appela son papa et courut joyeusement vers lui. Il l’accueillit avec chaleur. Elle se lança dans un babillage continu et charmant, son petit nez pointé vers son père, les yeux bruns pétillants et l’ample chevelure noire, qu’elle tenait des origines hispaniques de sa mère défunte, voletant au gré de la brise légère. Aujourd’hui, pourtant, Henri n’écoutait que d’une oreille. Il était distrait par le problème de la maison de Gustav Zoran. Bien sûr, l’élément métallique était évident: la voiture. Mais d’où venait cet éclair? Et puis il imaginait la petite fille s’enflammer spontanément devant le téléviseur. Dans ce cas, quel était le conducteur? Et là aussi, comment une décharge s’était-elle matérialisée? Le soir venu, après un après-midi de conjectures, Henri Clausen étala le volumineux dossier prêté par le commissaire sur la vaste table de travail de la salle à manger qu’il utilisait comme bureau.


 

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