Un feuilleton original de Claude Hayoz
Juin 1933. Tout le gratin de Hollywood se pressait en files serrées de limousines de prestige devant le fameux Chinese Theater où, ce soir là, on présentait le nouveau film de la star du moment, Henry Garner, un comédien qui avait réussi avec panache la transition entre le cinéma muet et le parlant, en interprétant un personnage récurrent de bandit au coeur tendre qui sauvait la veuve et l’orphelin, à la manière d’un Zorro des temps modernes. “High Risk” était sans doute son projet le plus ambitieux, le plus coûteux aussi. Selon la formule habituelle, il incarnait un cambrioleur de génie qui, cette fois, s’attaquait à un armateur grec qui dépouillait sans vergogne ses victimes au poker. Il devait ainsi déjouer les trucs machiavéliques du méchant, lors d’une partie qui s’annonçait palpitante et pleine de rebondissements. Le producteur, Jack Bauer, fidèle homme de main de Henry Garner, et gardien farouche de sa légende et de son image, attendait fiévreusement l’arrivée de la vedette qui, une fois n’était pas coutume, se faisait attendre. Henry Garner s’était fait construire une gigantesque villa, sur les hauteurs de Beverly Hills, le Garner-Manor, et la fête d’aujourd’hui se poursuivrait là-bas, une fois la projection terminée et les journalistes rassasiés d’informations savamment orchestrées. En réalité, l’acteur n’était pas un gentleman: coureur de jupons, buveur, joueur et féru de mystique et de paranormal, il donnait des sueurs froides à tous son entourage par ses frasques soudaines et imprévisibles. Un jour, par exemple, il devait tourner une scène importante à Hollywood, mais c’est dans un casino de Las Vegas que la police l’avait retrouvé, ivre-mort et redevable d’une énorme ardoise financière. Coquet, il exigeait trois assistantes, à sa disposition jour et nuit et, le connaissant, on savait que c’était plutôt la nuit qu’il s’en servait. Fétichiste, il avait eu maille à partir avec la police à plusieurs reprises, car dans ses lubies, il franchissait souvent la ligne de l’illégalité, notamment dans des orgies qui frisaient le code.
Le film était une réussite. Jack Bauer était fier de présenter la première production parlante en couleurs, ce qui avait coûté une fortune. Certes, tout n’était pas parfait (le jeu surfait de l’acteur y était pour beaucoup), mais le résultat tranchait avec les comédies musicales en vogue durant les dernières semaines. Les minutes passaient. Henry n’était pas arrivé. Jack avait essayé d’appeler le manoir, mais personne ne répondait. Il fallait lancer la projection. Le producteur monta sur scène et expliqua, en improvisant, que Henry allait venir en cours de route pour surprendre le public et ses réactions en cours de visionnement. Il suait à grosses gouttes, car il flairait que son poulain avait à nouveau commis l’un de ses grands écarts à scandale. Mais il se trompait. Au moment où le générique défilait, souligné par les accents enlevés d’un orchestre symphonique, il ne le savait pas encore, mais il ne reverrait jamais son acteur fétiche. La projection se passa bien et des applaudissements couronnèrent la fin. Un cocktail avait été prévu pour les invités et les journalistes. Quelques élus étaient conviés à un banquet donné par Henry Garner, dans son manoir. Le problème, c’est qu’il n’était pas apparu. Jack Bauer essaya plusieurs fois d’appeler le Garner-manor, mais personne ne vint répondre, ce qui était très curieux, la maison étant normalement servie par de nombreux domestiques. Ce qui inquiétait le producteur, c’est que d’autres personnes importantes manquaient également: la star féminine, Gloria Stanen, une sculpturale beauté suédoise qui faisait chavirer le coeur des hommes et rendaient pâles de jalousie leurs femmes. Sharon Gless, la petite amie du moment de l’acteur turbulent. Périphane Homer, une femme du monde flanqué des plus belles filles de Californie, une maquerelle qui cachait ses activités sous le couvert d’une école pour actrices. Eddy Stone, le réalisateur du film projeté ce soir, et qui aurait dû donner une brève conférence de presse. Vers onze heures du soir, Jack se résolut à l’improbable: il appela la police, prit congé des personnes qui finissaient leur champagne autour de buffets désormais clairsemés et prit sa puissante Lincoln qu’il dirigea vers Beverly Hills.
Garner-Manor était juchée au sommet d’un petit monticule qui dominait Los Angeles et la baie aux rêves comme on appelait Hollywood à l’époque. Elle était entourée d’un immense parc circulaire, bordé d’épais arbres qui masquaient le demeure aux regards curieux. La bâtisse était en pierre, ce qui était rare, les autres maisons étant plutôt édifiés en bois. Elle affichait des airs gothiques avec des tourelles, des colonnes et des fenêtres pointues aux petits carreaux vitrés. Un immense escalier conduisait à l’entrée. L’intérieur n’était pas en reste: marbre d’Italie, ferronnerie d’art, bois précieux et, surtout, une pièce circulaire, la bibliothèque, montée sur un système de roulements à billes et qui pouvait réellement tourner autour de 7 peintures en relief disposées derrière des vitrages. Ces peintures représentaient 7 scènes fameuses des films de Henry Garner, reconstituées à grand frais par les artisans de Mme Tussaud à Londres. On l’appelait le “showroom”. La maison possédait également une salle de cinéma et de théâtre, avec la possibilité de faire jouer un petit orchestre, des salles de bain à profusion, une piscine intérieure entièrement carrelée de mosaïques du Moyen-Orient, un sauna de Norvège, et une étonnante chambre entièrement tapissée de petits miroirs. Cuisine, cave à vins, cave à cigares, tout était luxueux et même dispendieux mais Henry Garner s’était lourdement endetté pour s’offrir ce caprice et il pouvait se le permettre grâce à son immense popularité et son succès jamais démenti depuis ses débuts dans le cinéma muet des années vingt.
Lorsque Jack arriva à hauteur de la grille, il la trouva fermée et solidement cadenassée. Il dut attendre l’arrivée de la police qui, grâce à un tournevis et un vilebrequin, ouvrirent les majestueuses portes en fer forgé. ils étaient venus en force avec trois automobiles, des Oldsmobile noires et chromées. Les quatre voitures s’engagèrent dans la large allée et se dirigèrent vers le perron. Aucune lumière ne filtrait par les fenêtres. L’entrée était également solidement fermée. A l’intérieur, une fouille complète des lieux déboucha sur un point d’interrogation: où étaient passés les occupants? Le seigneur des lieux, ses invités, et les cinq domestiques, dont trois cuisinières? La maison était vide, inhabitée. On retrouva les effets personnels de tout le monde, mais ils avaient soit quitté le lieux, soit disparu. Jack Bauer eut alors le pressentiment que quelque chose de terrifiant s’était produit. Il ne savait pas quoi, mais son inconscient lui disait d’une voix grave et rauque que son protégé avait franchi une ligne, une limite et qu’un sombre piège s’était refermé sur lui. Les jours et les semaines qui suivirent devaient lui donner raison.
Ce fut d’abord la police de Los Angeles qui mena des investigations. On émit des hypothèses, on fit des recherches, on publia des annonces. Des témoins furent entendus, des théories échafaudées, mais les occupants de la maison de Henry Garner demeurèrent absents. Sur la liste, on retenut les noms suivants:
Henry Garner, acteur et vedette
Gloria Stanen, actrice suédoise et mannequin
Sharon Gless, starlette et amie de Garner
Périphane Homer, femme du monde et maquerelle connue du milieu
Elisabeth Calder, soubrette à la solde de Mme Homer
Eva Cidgar, call-girl
Eddy Stone, réalisateur
Raphael Stonenberg, architecte de la maison
ainsi que Freddy et John, les domestiques, Irma, Elsbeth et Catherine, les cuisinières.
En tout, 13 personnes, chiffre qui fit monter encore davantage la mayonnaise d’un mystère qui chaque jour s’épaississait. Une catastrophe pour le producteur, Jack Bauer, car le film fut complètement occulté par cette affaire et fit un flop monumental. La presse révéla les penchants douteux de Henry Garner, ses tendances sado-masochistes, ses orgies, et ce déballage fit un tort énorme à sa réputation de redresseur de torts à l’écran. On retourna le manoir de fond en comble, sans déceler la moindre trace. Un problème, toutefois, c’était la disparition de celui qui avait bâti la demeure. Curieusement, on ne retrouva pas les plans et l’on se perdit en conjectures. On interrogea des ouvriers qui avaient participé à la construction, mais rien ne vint accréditer l’existence de chambres cachées ou secrètes. Pour la forme, la police intervint avec un sonar et le passa de la cave au grenier. On découvrit des doubles cloisons dans certaines chambres, installées par souci évident de voyeurisme mais il n’y avait pas trace humaine. Lorsque la police fut à bout de souffle, le FBI s’en mêla et avec lui, Interpol. L’enquête dura jusqu’en mai 1934, date à laquelle on dut se rendre à l’évidence: Garner-Manor avait “avalé” ses occupants.
Comme pour toute histoire à sensation, cependant, la mémoire fut courte dans l’esprit des gens et personne n’interpréta ces disparitions comme le signe tangible que la demeure de Henry Garner était hantée. Elle fut donc laissée en l’état, durant près de dix ans, et, en 1943, une vague descendance de l’acteur, qui avait conclu à sa mort dans un probable accident de bateau au large de Hollywood, vendit le manoir à Garrett Field, un producteur de dessins animés pour la Warner. Il prit possession de ce véritable château baroque en août de cette année de guerre, avec sa femme et ses deux enfants. Et c’est avec lui que la terrible réputation de cette demeure de pierre commença. Ce fut d’abord Margot, son épouse, qui fut retrouvée noyée dans la piscine. Une autopsie montra cependant qu’elle n’était pas morte étouffée par l’eau mais qu’elle avait subi une grosse hémorragie interne en avalant plusieurs dizaines de lames de rasoir qui lui hachèrent littéralement les boyaux. Sa fille eut un accident tout aussi surprenant: son père la chargea d’aller chercher une boîte de cigares dans la cave et elle ne remonta pas. La maison se remplit d’une odeur de jambon brûlé et lorsque la police intervint pour éteindre l’incendie de ladite cave, on se rendit compte que l’enfant s’était spontanément enflammée, sans aucune explication logique. Il va de soi que ces deux morts tragiques affectèrent terriblement le propriétaire qui se rendit compte que quelque chose devait le maudire. Lorsqu’en plus il perdit son travail, il n’y tint plus: après avoir confié son petit garçon de 7 ans à des parents, il se tira une balle dans la tête, en plein milieu du hall d’entrée qui fut maculé de cervelle sanglante. La maison avait digéré trois nouvelles victimes. Les parents de Garrett Field vendirent alors le manoir. Mais ils mirent cinq années pour trouver preneur. Harry Lint, un joyeux excentrique qui avait fait fortune dans les peep-shows graveleux, emménagea en janvier 1953. A peine quelques mois plus tard, ses domestiques le trouvèrent un matin attablé à la cuisine, les boyaux truffés de nourriture: il s’était empiffré à mort et avait succombé en s’étouffant avec son propre vômi. La presse à sensation s’empara de l’histoire et fit de Garner-Maonor une demeure hantée par des fantômes pugnaces. Le réalisateur Williams Castle s’en inspira pour tourner un film d’horreur intitulé “Haunting of Hill House” qui connut un honnête succès. En 1956, devant l’impossibilité de revendre cette maison à un bon prix à des particuliers, l’agence qui l’avait prise dans son répertoire la proposa comme endroit de convalescence pour personnes atteintes de troubles mentaux. Ainsi, le manoir accueillit une vingtaine de pensionnaires, plus ou moins en bonne santé, encadrés par une équipe médicale réduite. Le jardin, qui avait été laissé longtemps à l’abandon, fut remis en état, de même que tout l’équipement interne, piscine, sauna, salle de spectacles. Il faut dire que l’Etat de Californie versait une subvention qui permit de faire de tels travaux. Mais en quelques mois, l’expérience tourna à la catastrophe: il y eut une impressionnante série de suicides et la plupart des patients étaient tellement agités qu’il fallut bientôt une personne pour encadrer un malade. Décidément, Garner-Manor n’était pas un endroit calme et douillet. Décision fut prise de démolir la demeure et d’utiliser le terrain pour y proposer une nouvelle villa de luxe. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, la demeure ne se laissa pas faire: à peine touchée par un bulldozer, qui lézarda l’imposante entrée, elle réagit. Le conducteur fut tué sur le coup par un moellon de pierre qui écrasa le cockpit. Tous les ouvriers qui participèrent à l’expérience eurent des accidents plus ou moins graves et en moins d’une semaine, personne ne souhaitait plus travailler dans cet environnement manifestement hostile. On fit venir des exorcistes, des médiums, des prêtres et une cohorte de personnages plus ou moins clairvoyants, mais Garner-Manor garda son secret et son pouvoir. Dorénavant, c’était une maison hantée et réputée dangereuse. Les années passèrent. En 1962, un homme d’affaires européen acheta la bâtisse et le terrain pour une bouchée de pain. Il fit d’importants travaux de restauration, enleva tous les stigmates de résidence psychiatrique et utilisa le manoir comme résidence secondaire. Il ne se passa rien de particulier mais il est important de souligner qu’il n’y passa que très peu de temps. Cela suffit cependant à calmer la mémoire populaire et à relativiser tous les problèmes qu’il pouvait y avoir eu. Il mourut dix ans plus tard, en 1972, d’un cancer généralisé et sa famille mit en vente le manoir qui resta sur sa colline, vide et abandonné, durant plus de cinq nouvelles années...
Septembre 1978. Un programme de télévision battait tous les records d’audience en Californie sur la chaîne privée KTM. Elle s’appelait “Express” et confrontait deux parties aux vues totalement opposées dans un show où la langue de bois était vite oubliée et les débats houleux à souhait. L’animateur vedette, un certain John Kritter, était également propriétaire de cette entreprise, Kritter Television and Media. Svelte, grand et bronzé, il affichait le look typique de l’homme d’affaires californien, toujours bronzé sans marques de lunettes et une dentition parfaite qui lui avait coûté une petite fortune en frais de dentiste. John Kritter avait 50 ans, il était divorcé et remarié à une femme de vingt ans sa cadette, il roulait Porsche et possédait plusieurs villas, toutes plus somptueuses les unes que les autres. Sa chaîne s’était spécialisée dans le genre un peu “trash”, dévoilant la face cachée de cette magnifique région dominée par le soleil, le strass et les paillettes. Et “Express” était une idée formidable: on y voyait les gens les plus sérieux et les mieux éduqués du monde s’étriper joyeusement au nom de théories parfois vraiment fumeuses. Aujourd’hui, c’était le tour d’une équipe de psychologues qui affrontait des médiums. Beau combat de coqs en perspective. John Kritter était très doué pour faire monter la mayonnaise puis, au moment opportun, laisser s’évacuer le stress des participants, toit en gardant un bon contrôle des événements. L’émission de ce soir réunissait au moins deux pointures dans leur domaine, le professeur Darryl Sanger, un psychologue réputé pour son rationalisme et Franklin Lux (un pseudonyme, mais personne ne savait vraiment son nom réel), la star des médiums. Les premières passes d’armes furent assez banales: chacun campait sur ses positions, ce qui était logique, mais rien, dans la conversation, n’incitait à sortir de ses gonds. Voyant que la politesse l’emportait sur le débat, John Kritter eut une idée lumineuse. Il lança:
- Messieurs, que pensez-vous de Garner-Manor, la fameuse maison hantée de Beverly Hills?
Et là, ce fut un coup gagnant. On remarquera que John Kritter était un sa dans la manière de lancer des sujets comme des peaux de bananes ou des bâtons de dynamite. Darryl Sanger prit la parole:
- Toutes les maisons sont potentiellement hantées. Il suffit que le hasard y multiplie les accidents ou le tragédies pour que le public projette sur la maison ce qui n’est en réalité qu’une succession de hasards malheureux.
Franklin Lux haussa les sourcils:
- Docteur Sanger, connaissez-vous cette demeure? Y avez-vous déjà mis les pieds?
- Oui, Monsieur. J’y ai été convié par un exorciste qui voulait me prouver que c’était bien une maison dangereuse. Tout ce que j’ai pu constater, c’est que c’est une construction gothique, un peu démesurée mais pas effrayante au point de tuer des occupants ou de lancer des sorts.
John Kritter saisit la balle au bond:
- Et pourtant, son premier propriétaire a disparu avec tous les occupants de la maison!
- Et alors? On n’a jamais retrouvé leur trace et beaucoup pensent à une virée en bateau qui a mal tourné. En quoi cela affecte-t-il la maison elle-même?
Franklin Lux surenchérit:
- Et que faites-vous de l’histoire de cette demeure? Vous ne pourrez pas nier qu’il s’y est passé des choses, disons curieuses et que beaucoup de gens y ont trouvé la mort.
- Et vous, Monsieur Lux, êtes-vous allé dans Garner-Manor?
- Jamais. Et je ne tiens pas à y aller.
- Et pourquoi?
- J’y sens quelque chose de très lourd, de très équivoque. Mon fluide...
Sanger interrompit:
- Mon fluide, mon cul, oui! Vous avez peur parce que vous vivez dans un monde parallèle où l’irrationnel vient tacher tout ce qui relève de la simple suite d’événements logiques.
John Kritter demanda:
- Evénements logiques? Garner-Manor a plutôt joué de malchance, non?
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