LA MAISON AUX MIROIRS

 

Caire, 1944.

 

Il faisait moite et chaud. Depuis plusieurs jours, on attendait la mousson, l’air était chargé en humidité et l’immense cité égyptienne retenait son souffle, sans le moindre coup de vent. Klaus Bedner avait copieusement arrosé la soirée de gin, de rhum et d’alcool local, aux effets dévastateurs. Mais cela l’aidait à attendre, dans cette région hautement instable où tout le monde savait déjà que le 3e Reich tirait vers sa fin. Peu importe. Bedner avait d’autres missions que la propagande. Son supérieur, le Reichsführer Heinrich Himmler lui avait donné carte blanche pour piller certains trésors des tombes millénaires des pharaons, entassés dans les sous-sols poussiéreux du grand musée du Caire. Il y avait en particulier un sujet qui intéressait le grand théoricien de l’occulte qu’était Himmler: le Dieu noir opposé au soleil vénéré par Akhénaton, Bakshi. Une figure peu connue et peu explorée dont on avait reconstitué par bribes la légende: il offrait une embarcation aux morts pour les conduire dans l’au-delà, mais au lieu de les amener dans la lumière de Râ, il les retenait prisonniers dans le gouffre de l’Univers. Heinrich Himmler y voyait une métaphore universelle au bien qui se confond au mal, car Bakshi agissait en toute impunité. Bedner n’en avait cure. Ces reliques qu’on le chargeait de piller ne l’intéressaient guère. Ce qui le motivait, c’était la paye, en solides dollars américains. A la fin de cette saleté de guerre, il partirait vers les cieux de la Californie et goûterait aux joies du Pacifique. Il avait servi sous les ordres du Feldmarschall Rommel, durant les brèves heures de gloire de l’Afrika-Korps, avant l’arrivée du général Patton. Une grenade lui avait arraché le pied et on l’avait affecté ici, au transport, comme on l’appelait officiellement. Il entassait les objets dans des caisses, les scellait et les envoyait ensuite par cargo vers son pays natal, la grande Allemagne. Quelqu’un frappa à la porte. Bedner poussa un grognement:

 

- Was ist?

- Ein Telegramm für Sie, Herr Major.

 

Il avait acquis ce grade afin d’avoir les mains libres dans la cité du Caire.

 

- Unter der Tür, bitte, ich schlafe!

 

L’ordonnance s’exécuta. Le papier émit un léger craquement. Bedner se mit sur son séant et sa tête lui parut truffée de mines d’acier. Il se leva en titubant, écarta la moustiquaire et se traîna vers la porte pour ramasser le télégramme. C’était codé.

 

- Scheisse!

 

Il avait reconnu la signature habituelle de son émissaire allemand, le bras droit du chef. Il se dirigea vers une petite table, gratta une allumette et alluma la lampe à pétrole. Une lueur jaune envahit le petit espace.

 


 

 

Bedner sortit un agenda du tiroir, sans remarquer une forme noire qui fut ainsi libérée d’un coup de pattes. Il chercha le bon chiffre puis se mit à traduire, sa tête l’élançant d’une puissante migraine. Tout le matériel sur Bakshi changeait de destination et partait vers le camp de Dachau, par avion. Un médecin, haut-gradé, avait obtenu l’autorisation d’étudier ces reliques de près, pour avancer dans ses propres recherches. Un certain Kolbe. Rainer Kolbe.

 

- Zur Hölle!

 

Il fallait modifier le chargement, le transporter par avion. Cela allait durer bien plus longtemps que prévu. Et la solde attendrait. Pour quelques babioles miteuses, songea Bedner. C’est alors qu’il sentit la piqûre. Il retira vivement la main gauche et vit furtivement des pattes noires se réfugier dans l’obscurité. Une mygale l’avait mordu. En général, leur morsure n’était pas trop méchante. Il se leva, et sans même chercher la bête, il se dirigea vers la petite salle de bain. Il faisait nuit noire. Bedner alluma une deuxième lampe à pétrole. Il eut un frisson: le visage reflété par le miroir était blême. Il secoua la tête et s’asperge d’eau. Puis, ouvrant une boîte, il sortit un antispetique et du coton. Il souffla sur la flamme et retourna s’asseoir sur son lit. Son coeur battait la chamade. Il versa l’antiseptique et tamponna sa main avec le tissu blanc. Une quinte de toux le plia en deux. L’alcool! Il risquait de fire une réaction allergique, un choc qui ferait exploser le coeur. Un vent de panique le submergea mais un voile noir couvrit ses yeux. Il tomba en arrière.

 

- Kolbe, Rainer Kolbe, ich muss...

 

Sa mission s’évanouit avec lui dans les ténèbres. Et il lui sembla glisser hors de son corps dans une logue barque guidée par un être aux allures monstrueuses. Son coeur avait lâché.

 

 

Los Angeles, 1979.

 

Owen Craig gara sa Ford comme d’habitude derrière le magasin de la station d’essence qu’il tenait sur Hollywood-Boulevard depuis son retour douloureux du Vietnam, 7 ans plus tôt. Il avait pu reprendre les colonnes de fuel, le petit magasin de victuailles et le mini-bar pour un prix très décent, avec une somme que lui avait allouée l’armée des Etats-Unis pour haut-fait de guerre. Pas grand-chose, à ses yeux, mais il avait sauvé une division de vingt hommes d’une mort certaine en montrant un courage extraordinaire. Cela lui avait valu un bras complètement brûlé, une décoration suprême et le droit se revenir à la civilisation, ici à Los Angeles. Il sortit de la voiture et huma l’air frais. L’hiver n’allait pas tarder et de lourds nuages gris et cotonneux pendaient sur les collines huppées de la région. Il était huit heures du matin. Owen n’ouvrait jamais plus tôt et fermait aux alentours de dix heures du soir.

 

 

 

 

 


 

Cela lui évitait beaucoup d’ennuis, notamment l’insécurité croissante de la région, pourtant bondée de touristes en goguette, qui venaient admirer le fameux “walk of fame”, quelque neuf cent mètres plus loin. Il ouvrit le cadenas de la lourde devanture métallique, la poussa vers le haut et gagna l’entrée du magasin. Il alluma l’enseigne “gaz/fuel/beverages” puis, consultant le télex journalier de la Texaco qui lui fournissait l’essence, il nota en grandes lettres sur un panneau le prix du jour des différentes sortes de carburant qu’il servait à la pompe. La clientèle ne se bousculait pas à cette heure. Il fallait attendre plus tard, lorsque les gens du cinéma auraient gagné les studios et s’éparpilleraient dans la ville à la recherche de bonnes affaires. Owen Craig enfila son bleu de travail, mit sa casquette et s’installa derrière le comptoir en prenant une revue de l’étendard à journaux. Le livreur de la poste passerait dans peu de temps et il aurait les nouvelles du jour. Le magasin était silencieux, hormis le compresseur Kenwood qui alimentait en froid l’immense réfrigérateur qui occupait toute une paroi de la boutique. De l’autre côté, il y avait une grande étagère avec toutes sortes d’ustensiles pour les automobilistes. Le sol était blanc mat, un carrelage bon-marché, craquelé par endroits.

 

La Ford Thunderbird rouge s’arrêta en crissant devant la colonne super 96. C’était une magnifique décapotable et la femme qui la conduisait avait tout de la star. Owen l’aperçut immédiatement: une chevelure sombre, recouverte d’un foulard de soie, des gants beiges, d’immenses lunettes de solel (alors que le temps était maussade) et une bouche aux lèvres écarlates. Elle ouvrit la porte de la voiture et descendit. Owen sortit du magasin.

 

- Bonjour M’dame ! Le plein?

 

Elle sembla un instant distraite. Puis elle le regarda et fit un sourire. C’était une femme magnifique. Owen l’avait vue au cinéma ou à la télévision. Une actrice. Mais il ne se souvenait pas de son nom. A Hollywood, ce n’était pas rare, surtout maintenant que les studios de télévision avaient pris possession de tous les lotissements autrefois occupés par des lions rugissants et des promesses de grands spectacles.

 

- Vous vendez des...

 

Elle fit une geste avec les bras, comme un cercle. Owen Craig constata qu’elle était très maigre sous sa robe d’étoffe en laine de cachemire bleu ciel qui lui allait à ravir.

 

- Des jerry-can?

- Oui, c’est cela, des réservoirs en métal.

- J’en ai au magasin. Mais vous ne voulez pas plutôt faire le plein?

 

Elle secoua la tête et s’approcha de lui. Derrière ses lunettes noires, elle avait quelque chose de fantômatique. Owen la précéda. Elle entra dans l’échoppe et désigna les rangées d’ustensiles.

 

- Il me faudrait au moins vingt litres. Elle tendit la main vers les jerry-can militaires verts alignés sur le sol.

 

- Ca. Avec un bec versoir au fond.


 

Owen hocha de la tête et prit le modèle le plus grand, celui qui contenait vingt-cing litres et se vidait par le bas. En le tirant vers lui, son avant-bras se découvrit. La peau n’avait jamais cicatrisé: le feu avait pratiquement détruit le derme jusqu’au muscle et il restait une cicatrice qui faisait presque croire à un mauvais maquillage de film d’horreur. La jeune femme suivit Owen du regard, alors qu’il allait vers la caisse.

 

- Vous avez eu mal?

- Pardon?

- Votre bras...

 

Owen sourit de toutes les dents qui lui restaient.

 

- Oh, vous savez, on serait étonné de voir à quel point le corps gère la douleur. J’ai eu cette brûlure au combat et je ne l’ai pas remarquée immédiatement. Mon cerveau n’avait pas enregistré le beef-steak saignant !

 

Il partit d’un éclat de rire. La femme demeura silencieuse. Elle sortit un petit porte-monnaie des volutes de sa robe. Owen lui dit:

 

- Cela fait vingt dollars. C’est un modèle qui tiendra longtemps, vous serez satisfaite.

 

Elle enleva ses lunettes. Owen eut un choc qui se dispersa au fond de sa moêlle épinière: le visage de sa cliente semblait comme ravagé, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites sombres. Il la reconnut.

 

- Mme Dankle ! Mme Maureen Dankle ! Je savais que je vous connaissais. J’ai vu votre série, celle où vous êtes infirmière...

 

L’actrice sourit et remit ses lunettes de soleil. Elle dit doucement:

 

- “At Heart”, oui. Un beau rôle...

 

Elle lui donna deux billets de dix dollars.

 

- Pouvez-vous me le remplir?

- Bien entendu. Super 96 ?

- Oui, s’il vous plaît.

 

Ils sortirent. Le trafic sur Hollywood Boulevard avait légèrement augmenté. Owen Craig débloqua la colonne et fit couler l’essence dans le récipient. Puis il le referma et le souleva.

 

- Dans le coffre?

- Non, là.

 

Elle désigna le siège du passager et ouvrit la porte. Owen déposa la lourde charge.

 

- Mme Dankle, permettez-moi de vous offrir ces quelques litres d’essence... J’étais un grand admirateur de votre série.


 

Mme Dankle hocha tristement de la tête.

 

- Je suis désolé, Monsieur, mais je dois vous payer. Cette essence, je dois l’acheter. Vous ne pouvez pas me l’offrir, c’est... c’est personnel. Et elle lui glissa un billet de dix dollars dans la main.

 

- Gardez la monnaie...

 

Elle se précipita quasiment au volant de la Thunderbird, fit vrombir le moteur et s’engagea aussitôt sur le célèbre boulevard en coupant en vaste arc-de-cercle la route aux automobiles qui arrivaient en sens inverse. Il y eut un concert de klaxon et des crissements de freins. Owen repoussa sa casquette et se gratta pensivement le cuir chevelu.

 

- Ces vedettes...

 

Il secoua la tête et rentra dans le magasin.

 

 

La Thunderbird arriva au bout du “walk of fame” et se gara de quinconce entre le trottoir et la route. L’actrice, Maureen Dankle, qui avait été célèbre quelques anées auparavant dans la série médicale “At Heart”, coupa le contact et eut un léger haut-le-coeur. Elle enleva lentement ses gants en peau de daim beiges. Sa propre peau était couverte de taches brunes et les longs doigts ressemblaient à des branches desséchées. Elle se pencha vers la jerry-can et dévissa le bouchon du déversoir. Puis, comme s’il s’agissait d’une opération parfaitement courante, elle renversa le bidon vers l’avant. L’essence se répandit à flots dans le fond de la voiture. Un bruit de sirène fit sursauter l’ancienne actrice. Elle se retrourna et vit une moto de police s’approcher à grande vitesse de sa voiture. Ses pieds étaient recouverts de carburant. Elle poussa l’allume-cigarettes. Le policier se gara à côté d’elle. Il releva la visière de son casque.

 

- Mme...

 

Il coupa net la parole quand il aperçut le liquide qui maculait le siège avant et la mare d’essence qui faisait ressembler le cabriolet à une barque non bâchée après un bref orage de pluie. Le jerry-can émettait un glou-gou régulier, déversant son liquide rose-orange. Il y eut un petit claquement. Maureen Dankle sortit le fuseau incandescent et d’un geste parfaitement nonchalent, elle le jeta sur le côté... Elle eut le temps de regarder l’agent, derrière ses lunettes noires. Sa bouche écarlate esquissa même le début d’un sourire fatigué.

 

Dans son magasin, Owen Craig entendit la déflagration. Il regarda son bras et, instinctivement, il comprit que le jerry-can qu’il venait de vendre ne servirait jamais plus.

 

 

 

 

 

 


 

 

Suisse, Alpes bernoises, 1979.

 

Rainer Kolbe éteignit le gigantesque téléviseur en bois massif qui trônait au centre de l’immense salon de sa maison de montagne qui lui servait à la fois de centre de recherches et de clinique. C’était un homme âgé, à la stature haute et aux cheveux blancs en broussaille. Sa bouche disparaissait sous une épaisse moustache de la même couleur, les bouts jaunis par la fumée de la pipe qu’il avait continuellement vissée entre les dents. Il poussa un soupir et s’assit, comme pris d’un accès de fatigue. Ses yeux étaient noirs, deux billes profondes et impénétrables. Derrière lui, la porte s’ouvrit et une femme aux allures strictes entra d’un pas feutré, totalement absorbé par l’épais tapis qui couvrait le sol. Elle avait des cheveux noirs, une coupe à la Lillian Gish mais des traits durs et des yeux perçants derrière des lunettes proéminentes.

 

- Professeur...

 

Sa voix était grave.

 

- Professeur, je pense que je vais aller parler à la police. C’est décidé. J’en suis désolée mais je ne peux plus cacher la vérité...

- La police?

 

Rainer Kolbe se tourna brusquement, incrédule.

 

- Vous m’avez très bien compris. La police, oui.

 

Kolbe désigna la télévision.

 

- A cause de la mort de notre patiente, Maureen Dankle?

- Elle et tous les autres. Je ne peux plus cautionner vos méthodes, professeur. Et il y a l’album. Les photos.

 

Le professeur se râcla la gorge.

 

- Ecoutez, Fräulein Schacht, je crois qu’il y a un malentendu. Je suis comme vous attéré par le suicide de Maureen Dankle, mais cela n’a rien avoir avec mes traitements !

 

Mademoiselle Schacht partit d’un éclat de rire.

 

- Et la pébicilline? Vous osez prétendre que vous n’avez pas tué vos cobayes? Une drogue qui enlève la volonté, lamine le cerveau et efface la mémoire?

 

Kolbe se leva et fit face à son accusatrice.

 

- Je vous interdis de me parler sur ce ton, Fraülein Schacht. La pébicilline est une substance innoffensive! Je peux le prouver. Elle guérit la douleur, calme le cancer, offre le répit et l’espoir aux mourants et la vie aux morts...

 

Mlle Schacht eut un sourire méprisant.

 

- La police appréciera. Vous êtes un tueur. Un fou. Un tortionnaire et un nazi et votre collection de photos macabres vous conduira définitivement derrière les barreaux. Maureen n’était pas suicidaire. C’est vous qui l’avez conditionnée. Elle est morte à cause de vous et vous le paierez, comme vous le paierez pour tous les autres !

 

Elle lui tourna le dos et se dirigea vers la sortie. D’un geste rageur, Kolbe fit un bond vers l’imposante cheminée du salon, empoigna un tisonnier et le lança comme une masse vers son assistante. Elle fut touchée à la tête et s’écroula.

 

Mlle Schacht se sentit peu à peu émerger de l’obscurité. Une douleur insupportable l’élançait dans tout le corps. Elle ouvrit péniblement les yeux. Le Dr Kolbe se tenait devant elle. Couchée sur un lit à roulettes d’hôpital, elle se rendit compte que deux sangles emprisonnaient sa poitrine, ses bras et ses jambles. Elle tenta de redresser la tête, mais un spasme de vertige la tira en arrière. Elle semblait souffrir de chaque pore de son corps.

 

- Alors, Mlle Schacht, toujours décidée à me trahir?

 

Le ton était sarcastique et méchant. Elle n’avait pas la force de répondre.

 

- Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. Je vous ai exclue de mon programme de recherches. C’est fini. Demain, vous rejoindrez les autres. Poussière et gravats. C’est le prix.

 

Il s’éloigna. Elle était dans une chambre capitonnée, l’une des nombreuses cellules de la maison. Elle s’évanouit. La douleur ne la laissa cependant pas longtemps dans les vapeurs et lorsqu’elle reprit conscience, elle eut la force surhumaine de soulever une dernière fois la tête, et elle aperçut d’abord ses bras, puis ses jambes. Un hurlement s’échappa de sa gorge desséchée et elle sombra alors dans un coma profond, son cerveau ayant compris qu’il fallait déconnecter pour attendre la mort sans trop de souffrance: Kolbe lui avait coupé et sectionné les mains, les avant-bras et les deux jambes, jusqu’au genou, comme un boucher qui apprête un boeuf à la broche...

 

Il était très tard, à présent ,et Rainer Kolbe sentait la fatigue et la tension le submerger. La mort ne l’impressionnait pas mais il détestait être remis en question. Il était assis à son bureau, dans l’imposante bibliothèque du galetas et classait méthodiquement des photos éparpillées dans un album en cuir massif, avec deux fermoirs plaqués or. Son testament, sa vie. Toute son oeuvre consignée dans ces milliers de pages documentées, avec des images, des schémas, des formules et des explications. Machinalement, il se mit à feuilleter le compendium de ses travaux. Il pensa à ses patients, à son assistante qui devait être morte, à présent, au four qui allait l’engloutir le lendemain... Il se revit dans le camp de Dachau, expérimentant ses produits et les milliers d’heures passées à observer les prisonniers agonisant sous ses rayons, ses potions et ses injections. La pébicilline était un rêve de toujours, une utopie d’alchimiste. Mais il avait réussi: une drogue capable d’ouvrir les esprits captifs, de les dompter et de leur redonner vie grâce à l’hypnose. Bien sûr, il y avait les effets secondaires.

 


 

 

Mais que de bienfaits ce médicament apporterait à l’humanité lorsqu’il serait enfin reconnu comme la seule vraie thérapie du cancer et de toutes les maladies inguérissables. Rainer Kolbe se considérait comme un passeur d’âmes, au même titre que son idole, la divinité égyptienne Bakshi. Il éloignait ses patients de la lumière mais leur rendait l’espoir et leur existence, au prix certes de terribles souffrances mais avec la garantie de gagner du temps sur l’inéluctable fin. Des visages grimaçants le regardaient, muets et effrayés, implorants et hystériques. C’était le début, dans les camps, lorsqu’il ne connaissait pas encore le secret. Mais aujourd’hui c’était différent. Et il ne regrettait pas le traitement infligé à Mlle Schacht: aucun esprit ne lui permettrait d’accéder à l’au-delà car elle n’avait plus ni jambes pour y entrer, ni bras pour s’agripper à une barque. Et il partit soudain d’un éclat de rire dément qui résonna comme un écho macabre du Dieu sombre Bakshi lui-même...

 

 

Gstaad, 2004.

 

La suspension arrière gauche de la Rolls-Royce Silver Shadow vert bouteille qui grimpait vaillamment la route conduisant vers la station bernoise de Gstaad, en Suisse, couinait à chaque virage et à chaque nouvelle aspérité de la route. Henri Clausen, malgré son flegme habituel, ne pouvait s’empêcher de pester intérieurement contre cette limousine qu’il affectionnait pourtant beaucoup. Docteur en psychologie, spécialisé dans les phénomènes d’hypnose et féru de phénomènes paranormaux, Henri Clausen affichait la quarantaine sereine de l’homme qui a atteint les principaux objectifs d’une carrière réussie: il enseignait à l’Université de Paris-Sorbonne, donnait des conférences dans le monde entier sur les thèmes florissants des expériences de mort approchée, et il prenait même plaisir à poursuivre une activité de psychologue indépendant, oeuvrant dans un cabinet privé, dans la ville de Genève. Il était grand, de corpulence moyenne et ses traits de visage trahissaient ses origines nordiques. Il avait les cheveux blonds cendrés, les yeux bleus et portait la moustache, comme la plupart de ses collègues. Henri avait toujours rêvé de grandeur et de reconnaissance: son père, un diplomate hollandais, l’avait trimbalé durant toute son enfance d’un pays à l’autre, au gré de ses nombreuses affectations dans des ambassades plus ou moins reculées. Il avait très peu de souvenirs de sa mère, qui était décédée alors qu’il n’avait que 5 ans. L’épais mystère qui avait entouré cette disparition était sans doute l’une des raisons majeures qui l’avait poussé, plus tard, à s’intéresser à la psychologie et au paranormal. En réalité, sa maman, une femme à la santé fragile et aux fréquents accès dépressifs, s’était ouvert les veines dans leur grande salle de bain de Bruxelles, à l’époque où son père était en poste dans l’ambassade hollandaise de Belgique. Cela avait provoqué un scandale dans un monde fait de politesse et de sourires entendus et cela avait durablement affecté le jeune Henri qui avait passé le reste de son enfance puis de son adolescence dans des écoles privées, où il arrivait le matin et repartait le soir. Mais ces images étaient bien lointaines aujourd’hui. Henri avait suivi des études universitaires, il avait brillamment défendu sa thèse de doctorat, sur le concept de mort chez les enfants, puis il était entré dans ce monde éthéré des chercheurs de l’âme, gagnant peu à peu l’estime de ses pairs grâce au sérieux de ses travaux.


 

 

Mais ce rêve de reconnaissance, de gloire et de richesse, il ne l’avait pas trouvé où il pensait. A vingt cinq ans, son chemin croisait celui d’une jeune comtesse alsacienne, Ingrid de Cartenbourg, dont les parents possédaient un véritable empire de mines diamantaires en Afrique du Sud. Henri n’avait pas cru au coup de foudre mais dans certaines circonstances, il n’est pas besoin de voir l’éclair pour comprendre le sens du tonnerre. Après une brève idylle suivie d’un fastueux mariage, les portes des châteaux, des palaces et de la vie mondaine s’étaient ouvertes à lui et il avait passé une dizaine d’années à bénéficier de cette magnifique aura que confère un compte en banque bien rempli. Une fille était née de cette union, Noémie, qui avait aujourd’hui 8 ans. Mais entre Ingrid et Henri, l’entente fut vite problématique: tout ce qu’elle aimait l’ennuyait profondément, et ce qui le passionnait suscitait au mieux un vague sourire ironique chez elle. Ils s’étaient séparés, deux ans plus tôt. Il avait gardé un train de vie confortable, voyait régulièrement sa fille, mais il sentait qu’une page de sa vie était tournée, définitivement. La Rolls Silver Shadow était un dernier lien avec ce monde de fastes et de paillettes mais il aurait préféré, sur cette route, disposer d’un solide 4 x 4, d’autant plus que le sol était particulièrement glissant et dangereux. La radio diffusait de la musique classique. Du Beethoven. Autant Henri avait une culture phénoménale en matière d’histoire, de philosophie, de sociologie et de psychologie, autant la peinture, la musique et ces arts “compliqués” le laissaient froid. Ingrid adorait la musique classique. Elle se serait promenée des heures dans des galeries de peinture et d’art moderne. Pas étonnant que le déclic n’ait pas été durable! Henri Clausen regarda la montre du tableau de bord. La nuit n’allait pas tarder à tomber dans cette magnifique vallée de l’Oberland bernois. On l’attendait à cinq heures précises au Palace de Gstaad. Il sourit en repensant à cette soirée magique, là-bas, qui l’avait conduit, quelques années auparavant, à rencontrer le grand acteur Peter Sellers, en plein tournage d’un épisode de la “Panthère Rose”.

Le hasard les avait mis côte à côte dans un de ces repas huppés de la jet-set locale. Il avait tellement ri que son ventre était resté rempli de courbatures heureuses durant plusieurs jours. Peter Sellers était alors au crépuscule de sa vie. Une crise cardiaque l’avait amené aux portes du paradis, il avait clairement vu un tunnel de lumière et beaucoup d’amour, et cette sérénité, additionnée à son génie comique en faisaient un interlocuteur merveilleux. “Le paradis”, murmura Henri en évitant une congère. La suspension gémit une fois de plus et émit un claquement sec, aussi bref qu’inquiétant. “Satanée rotule!” Le point faible de la Shadow. Le portable de Henri grésilla. Jingle Bells, Jingle Bells... Mélodie insupportable. Le psychologue saisit l’appareil, pressa sur la touche verte et répondit:

- Oui, voilà?

- Monsieur Clausen?

- Lui-même.

La voix à l’autre bout était à la fois caverneuse et nasillarde.

-Vous êtes en route?

- Oui. A qui ai-je l’honneur, s’il vous plaît?

- Oh,. excusez-moi. Docteur Sheinberg. Sydney Sheinberg. C’est moi qui vous ai prié de venir à Gstaad. Je voulais juste m’assurer que vous alliez arriver car nous avons un trajet en téléphérique à faire et je ne voudrais pas être en retard.

 


 

- En téléphérique?

- Oui, pour monter à la maison. Je vous expliquerai. Quand arrivez-vous ?

Henri poussa un soupir.

- Comptez vingt minutes. Je roule dans une Rolls verte. Je me présenterai à l’entrée du Palace.

- Merci, Monsieur Clausen, à tout à l’heure.

Casse-pieds! Sydney Sheinberg était bien connu dans les milieux de la parapsychologie. Pour certains, c’était un médium hors pair, capable de discuter avec les morts, de regarder le passé et de prédire l’avenir comme s’il le lisait dans un journal. Pour d’autres, ce n’était qu’un sinistre charlatan, abusant de la crédulité de patients riches mais déprimés, prêts à tout pour entendre leur arrière-grand-mère louer la belle continuité de l’arbre généalogique... Henri n’aimait pas particulièrement ce Sheinberg. Un homme d’une soixantaine d’années, les cheveux teints et permanentés, et le sens du spectacle. Un américain... Sheinberg lui avait écrit une longue lettre. Elle était là, soigneusement rangée dans le vide-poches de la porte du passager. Il y parlait d’une étrange expérience réalisée aux États-Unis, dans une maison ayant appartenu trente ans auparavant à la star hollywoodienne Erroll Flynn. Celui-ci avait un caractère pathologiquement narcissique et il avait fait installer d’immenses miroirs dans tous les recoins de cette propriété. Sydney Sheinberg affirmait avoir réussi à visualiser des séquences entières de la vie dissolue de l’acteur, connu pour ses nombreuses orgies, rien qu’en plongeant les pièces dans l’obscurité et en les éclairant d’un stroboscope de son invention, projetant une lumière de phosphore brûlant. Et c’est une expérience similaire qu’il souhaitait réaliser là-haut, dans un chalet abandonné de Gstaad, la “Maison aux Miroirs, comme on l’appelait dans le coin. Le pare-brise fut soudain moucheté de flocons épars. La nuit tombait rapidement et les nuages déversaient un flot de neige nocturne. Henri actionna le bouton des essuie-glace. Il alluma également les phares qui donnèrent à la route un aspect de conte de fées, baigné d’un halo jaune. Il éteignit la radio qui le dérangeait. Heureusement, Gstaad n’était plus très loin. La Rolls traversa les villages de Rougemont et de Saanen où les rares passants se hâtaient vers leurs maisons chauffées et éclairées derrière des rideaux de dentelle. La limousine arriva en vrombissant au centre de la station la plus huppée de l’Oberland Bernois. A présent, les flocons tombaient aussi drus qu’un manteau de glace. La chaussée était matte et glissante. Le Palace s’élevait, majestueux, dans l’ombre croisante. Henri tourna à gauche. C’était un chemin plutôt raide. D’un geste rapide, le conducteur fit glisser le sélecteur de vitesses sur 1. Mais le poids de la voiture était trop grand: les roues arrière commencèrent à patiner. Le lourd carrosse tangua dangereusement vers la droite. Henri coupa les gaz. Il pesa très légèrement sur l’accélérateur.

Mais rien n’y fit: les roues n’avaient aucun terrain solide sous la gomme. Un énorme Dodge tout-terrain stoppa derrière lui. Il entendit une voix lui crier quelque chose. Rapidement, il descendit la vitre et sortit la tête dans le froid, les cheveux se couvrant immédiatement de blanc.

- Je vous pousse? Vous bloquez la route!

- OK, allez y, mais attention à mes pare-chocs.

Le Dodge s’avança sans peine et buta contre le caoutchouc noir de la Rolls. Henri pressa à nouveau sur la pédale. L’immense Jeep n’eût aucune peine à propulser les trois tonnes de l’anglaise. La suspension émit un gémissement désespéré.

 


 

Mais les roues trouvèrent une prise. Henri constata qu’il était en sueur. Quelques minutes plus tard, il bifurqua à droite sur le replat qui menait au palace de Gstaad. Le Dodge le dépassa. Il klaxonna deux fois. Henri était soulagé. L’imposante limousine se gara sous le proche de l’hôtel. Aussitôt, un groom se précipita vers la porte et l’ouvrit.

- Bienvenue, Monsieur. Puis-je conduire votre véhicule dans notre parking?

Henri tenta de sourire. Le jeune homme qui se tenait devant lui portait un costume trop grand qui lui donnait l’allure d’un clown de cirque. Il sortit, exténué par le voyage.

- Allez-y. Mais attention, ne la démolissez pas!

Et il lui glissa un billet de dix francs dans la main.

Le porche était brillamment éclairé. Des guirlandes rappelaient que Noël n’était pas loin. Il poussa le battant et sentit sous ses pieds l’épaisse moquette d’un lobby de luxe. Il s’approcha du comptoir où officiait un grand homme chauve aux gestes maniérés.

- Bonsoir Monsieur, dit-il d’un ton obséquieux. Avez-vous fait bon voyage par ces frimas?

- Bien, merci. Je m’appelle Henri Clausen. je suis attendu par plusieurs confrères. Le groupe de Sydney Sheinberg.

Il réalisa alors qu’il avait oublié la lettre dans la voiture.

Un cri d’enfant retentit à travers le hall luxueusement capitonné.

- Papa!

Henri sursauta et se retourna brusquement. Il vit une petite forme enveloppée dans un manteau sombre lever les bras et courir vers lui.

- Noémie? Mais qu’est-ce que tu fais là?

Il s’attendait à tout sauf voir l’être qu’il chérissait le plus au monde. Elle se jeta dans ses bras.

- Oh Papa, tu m’as manqué!

Les yeux du psychologue devinrent humides. Il embrassa sa petite fille et la posa par terre. Plusieurs personnes venaient à sa rencontre. Il reconnut sans peine le plus corpulent d’entre eux, l’organisateur de cette rencontre, l’éminent Sydney Sheinberg.

- Monsieur Clausen, enfin! Nous n’attendions plus que vous!

Noémie regarda son père avec admiration. C’était un enfant que l’on aurait cru tout droit sorti d’une de ces publicités pour les anges humains: un petit bout de femme, les joues roses, un petit nez mutin, de grands yeux noirs et une chevelure noire comme le jade. Elle ressemblait beaucoup à sa mère, dont elle avait les traits latins. Henri poussa un grognement de mécontentement lorsqu’il reconnut, s’avançant derrière l’opulent maître de cérémonie son ex-femme, longue et sombre comme du pain sec un jour de pluie. Sydney lui serra chaleureusement la main.

- Alors, ce voyage? Quelle belle région pour une expérience, n’est-ce pas?

Henri avala sa salive.

- Monsieur Sheinberg, je suis très flatté. Mais pouvez-vous me dire ce que font ma fille et ma femme dans votre programme?

Ce fut la voix sèche et grave d’Ingrid qui répondit, sur un ton cassant:

- Tu devrais comprendre qu’un homme n’aime pas être séparé de sa compagne!

Clauzsen fronça les sourcils. Il dévisagea Ingrid d’un air méfiant:

- Ainsi, tu vis avec Monsieur Sheinberg, à présent?

- Oui mon grand, et nous avons de grands projets ensemble.

 


 

Henri regarda Sheinberg qui lui tenait encore la main.

- Vous n’envisagez tout de même pas de les emmener avec vous pour notre expérience?

Sheinberg sembla confus. Mais il répondit simplement:

- Rassurez-vous. Nous ne courons aucun danger. Ce n’est pas une maison hantée et Ingrid ne participe pas à notre séance. Elle tenait à être avec moi.

Deux hommes se tenaient derrière, silencieux. Le premier, petit et transparent comme un parchemin de Matusaleme, ne cessait de renifler. Sheinberg se tourna.

- Je vous présente deux éminents collègues, Jonathan McKeith, neurologue de Californie et Isaac Kolen, physicien et kinésiologue.

Jonathan McKeith était grand et avait des allures de sportif basané qui passe tout son temps sur les greens de son campus. Il sourit et révéla des dents impeccablement blanches et arrangées par la chirurgie esthétique.

- Hello, Monsieur Sheinberg, très honoré de faire enfin votre connaissance. Je propose que nous nous disions “tu”, car entre savants, c’est la moindre des choses que de s’entendre. A défaut de s’écouter...

Sa voix était étrangement fluette mais il s’exprimait avec une chaleur typiquement américaine. Isaak Kolen renifla et toussa. Il parlait comme un répondeur.

- Enchanté. J’ai lu certains de vos articles. Remarquable bien que souvent superficiel. Appelez-moi Isaak. Voulez-vous?

Il ponctua d’un bruit guttural.

- Sydney, il est exclu que ma fille participe à notre réunion. Je ne sais pas ce que nous allons faire, mais je suis sûr qu’une fillette de huit ans n’a pas sa place dans notre groupe!

- Henri, répliqua aussitôt Ingrid, aurais-tu oublié qui a la garde de l’enfant? Noémie vient avec nous. Tu n’as rien à dire. Ou alors contacte Me Steinmetz et arrange-toi pour le convaincre.

Le psychologue soupira.

- Ingrid, nous ne sommes pas divorcés. Tu bénéficies d’une garde provisoire mais tu n’as pas le droit de décider unilatéralement.

Isaak racla le fond de sa gorge et souffla bruyamment.

- Je ne vois pas ce qui pose problème,. Nous n’allons pas réveiller des morts, mais visiter une demeure historique. C’est tout!

- Je...

Jonathan renchérit:

- Voyons, voyons, ne nous disputons pas! Nous veillerons tous au bien-être de ta fille, je te l’assure.

Henri sentit qu’il n’aurait pas gain de cause. Il voulait éviter toute esclandre. Il foudroya du regard Ingrid et dit à mi-voix:

- Bon, je m’incline. Mais au moindre problème, je prends ma fille et je me tire...

Sydney Sheinberg se frotta les mains: il avait remporté une première victoire, du moins il semblait l’interpréter comme telle. Ingrid prit Noémie par la main et se dirigea vers le vaste pupitre de la réception. Henri vit du coin de l’oeil qu’elle récupérait un petit manteau clair, des gants et un bonnet en laine ainsi qu’un somptueux vison aux reflets aussi lisses que sombres. Jonathan et Isaak n’étaient pas très bavards. Le premier reniflait régulièrement et le second n’avait pas dû réaliser qu’il n’était pas dans la chambre d’attente d’un club de golf de Californie.

 

 


 

Henri était de fort mauvaise humeur et bien décidé à le montrer. Une puissante Range Rover dernier cri s’arrêta devant le porche. Un homme à l’apparence bourrue en descendit, fit un signe de la main au portier et entra en trombe. Il regarda les “invités” de ses yeux de montagnard, comme s’il cherchait l’aigle qui s’était caché derrière leurs épaules. Heureusement, il ne portait pas d’arme.

- Sheinberg, Sydney Sheinberg, il est où?

Sa voix était aussi sèche que désagréable. Un vrai rustre, comme on les imagine dans la littérature populaire où il n’y a aucune place pour la nuance. Sydney vint d’un pas précipité. Il avait enfilé une cape en soie, noire à l’extérieur, rouge à l’intérieur. “Il ne lui manque plus que les dents de Dracula”, marmonna malgré lui le chétif physicien qui ne devait pas être spécialement porté sur l’humour ou l’extravagance.

- Herr Müller, nous sommes tous à votre disposition. Vous venez, mes chers invités?

Müller sortit d’un pas pressé. Une autre limousine de luxe attendait impatiemment derrière sa puissante machine. Ils s’engouffrèrent dans le véhicule qui fleurait bon le cuir neuf. Henri aperçut que le coffre était plein de matériel. Des formes de statues antiques. La neige et la nuit rendaient toute orientation impossible. Müller conduisait comme un forcené. Mais la Range Rover collait parfaitement à la route. Ils voyagèrent ainsi durant un bon quart d’heure. Le conducteur freina brusquement, comme s’il avait voulu éviter un obstacle. Il n’en était rien: c’était sa façon d’annoncer courtoisement qu’on était à destination. Ils se retrouvèrent au pied d’une montagne sombre, dont les pierres verticales ressemblaient à des écorces d’arbre aux dimensions démesurées. Devant eux, une petite station de téléphérique émergeait de la nuit, faiblement éclairée par deux projecteurs extérieurs. Noémie tenait la main de sa maman. Elle ne s’attendait visiblement pas à ce genre d’installation.

- Maman, ce n’est pas un téléphérique pour aller skier, ça!

- Non ma chérie, c’est comme un ascenseur. La maison tout là-haut, tu vois?

En effet, quelque part au milieu de la paroi de roche sombre, on distinguait les lumières qui dessinaient le contour d’une maison anguleuse, accrochée aux pierres en défiant les lois de la physique élémentaire. C’était passablement impressionnant. Müller accompagna le petit groupe jusqu’à la station. Un antique téléphérique les attendait. Il était en métal gris, avec pour seul confort des vitres fêlées, une ampoule logée dans un plafonnier grillagé, dévoré par la poussière et deux banquettes en bois. Au fond, il y avait une chaise en bois, vissée avec de gros boulons dans le sol.

- Messieurs, Dames, c’est un grand moment.

Sydney allait-il leur présenter le huitième merveille du monde?

- Les gars, trois choses. Müller, lui, s’adressait aux “invités” comme à une cohorte de soldats en permission.

- D’abord, ce foutu élévateur ne fonctionne que depuis le bas. En haut, vous avez un téléphone à molette. Pour descendre, il faut appeler. Je serai là demain, à six heures. J’attendrai une demi-heure. Ensuite, j’ai mis en route les génératrices, le chauffage, j’ai rempli le frigo mais je ne suis pas payé pour vous offrir un 4 étoiles. Enfin, vous montez à vos risques et périls. La commune voit d’un mauvais oeil les pèlerinages dans cette maison. Vous êtes libres, mais s’il y a de la casse, c’est vous qui verrez avec le propriétaire.

 

 

 

 


 

Henri se racla la gorge.

- Et c’est qui, ce propriétaire?

Müller le toisa. Il s’attendait presque à ce qu’il lui colle des jours d’arrêt.

- Frau Kolbe, la veuve du médecin. Mais elle ne vient plus ici depuis très longtemps.

- Et pour le matériel, s’inquiéta Isaak.

- Je vous l’ai dit, j’ai fait selon les instructions de votre chef.

Chef? Sydney Sheinberg?

- Et le coffre de votre voiture, j’ai vu qu’il était plein... fit remarquer Jonathan McKeith.

- Une ou deux choses qui n’étaient pas désirables...

Plutôt laconique, comme information. En soi, rien ici n’était très avenant. Noémie était toute blanche. Son visage se détachait dans la lumière, diaphane et presqu’irréel. Ils montèrent dans la nacelle qui tangua légèrement.

- Voilà une torche. En cas de problème, agitez-là, je surveille la montée.

Henri demanda d’un ton anxieux:

- Les portables fonctionnent, là-haut?

- Je n’ai jamais essayé. Mais si vous avez besoin de la garde aérienne, je suis sûr que le signal passe. Bonne soirée Messieurs, Mesdames.

Müller fit coulisser la porte en fer qui grinça. Il se dirigea vers un pupitre de commande, muni d’un volant noir qu’il fit tourner. Un bourdonnement ébranla la petite station et une immense roue à cabestan commença à tourner. Le téléphérique s’éloigna en balançant d’avant en arrière. Personne n’avait vraiment envie de parler. Même Sydney, le “chef”, avait la gorge nouée. Henri évalua la hauteur du précipice. Quand il comprit qu’ils étaient très haut et très vulnérables, il chassa cette pensée de son esprit. La montée dura dix minutes à peine. Le téléphérique croisa son “jumeau” à mi-parcours.

Il était également allumé. Mais vide, bien entendu. La neige tombait toujours, mais il n’y avait pas de vent. Henri contemplait les détails de cette cabine fruste. Elle avait été construite par les usines Schindler. 1933. Il aurait cru que la propriété du Dr Kolbe était plus récente. Sans doute l’avait-il rachetée puis aménagée en clinique privée. La vieille chaise en bois était vide. Aucun d’eux ne s’était assis dessus. Dans un bruit typique de poulies métalliques, la nacelle se gara dans la station supérieure. Le moteur fut coupé, la petite lumière vacilla. On ne distinguait plus le départ, beaucoup plus bas.

- Nous sommes arrivés !

Sydney Sheinberg ouvrit la porte et passa lestement sur le pont métallique. Jonathan, Isaak, Ingrid puis Noémie le suivirent. Henri ferma la marche silencieuse. Curieusement, même si, en soi, cette procession était banale - des gens vont passer une soirée dans un nid d’aigle - elle avait des relents funèbres. Henri était inquiet pour sa fille. Elle n’avait rien dit, elle qui piaillait toujours si joyeusement. La maison était en fait un grand chalet double, aux fondations en pierre mais à la façade en bois vermoulu. Les quatre pans des toits adjacents étaient recouverts d’au moins un mètre de neige. Le porche était accueillant, avec une porte surmontée d’une lanterne jaune et, inscrits à même les poutres “Willkommen unseren Gästen” (bienvenue à nos invités). Sydney Sheinberg entra le premier, prenant des allures de propriétaire fier de sa belle acquisition. Il se retrouvèrent dans un vaste hall richement décoré. D’anciens lustres baignaient l’endroit d’une lumière chaleureuse. A gauche, on apercevait un petit bar et, malgré les années, il semblait parfaitement achalandé.

- Bienvenue, mes amis, dans la célèbre Maison aux Miroirs. Un endroit unique au monde!


 

Les murs étaient couverts de tissus aux motifs moyen-orientaux. Tout était dans un état de conservation impeccable. Sydney Sheinberg enleva sa cape avec un cérémonial exagéré. Il poursuivit:

- Faites ici comme chez vous. Ceci n’est qu’un avant-goût des richesses de cette maison. Un chalet au flanc d’une montagne, un univers parallèle où se côtoient les modernes et les anciens.

Isaak Kolen émit l’un de ses reniflements caractéristiques.

- C’est incroyable, Sydney. Ce Kolbe devait être un collectionneur de grand talent. Mais pourquoi sa veuve n’a-t-elle pas vidé cet endroit et revendu toutes ces antiquités? Il doit y en avoir pour une fortune!

Sydney lança un regard vers Henri.

- Madame Kolbe ne s’intéressait pas aux activités professionnelles de son mari. Elle m’a dit au téléphone que cette propriété était “sa” chose et qu’elle n’y toucherait qu’à condition que ce soit par l’intermédiaire d’un assureur...

Le chauffage donnait une agréable douceur. Henri se sentit soulagé: un chalet en apparence normal et confortable. Müller avait bien fait son travail. Il aida sa fille à enlever son manteau. Elle était fatiguée et se frottait les yeux.

- Tu as sommeil, ma chérie?

Elle fit une moue.

- Je n’aime pas cette maison, papa. Maman m’avait promis un voyage en téléphérique.

- Voyons, Nô, tu as eu ce que voulais, non?

Il détestait que son ex-femme l’appelle “Nô”. Et puis la montée en nacelle n’était sans doute pas ce qu’un enfant attendait d’un vrai téléphérique.

Jonathan McKeith était déjà dans la pièce attenante, le salon. Il poussa plusieurs exclamations. Il y avait de quoi: c’était une pièce immense. Au centre, un canapé en cuir, en cercle, et, dans le fond, une gigantesque cheminée où brûlait un feu automatique, alimenté par de petites buses de gaz. Contre les murs boisés, de l’art égyptien et des masques par dizaines. Le sol était recouvert d’un épais tapis de laine Cumble&Stone où l’on s’enfonçait agréablement. Un vieux poste de télévision, encastré dans un meuble en chêne massif, trônait contre un autre mur. Henri ignorait qu’on ait fabriqué, à l’époque, des appareils de cette taille.

- Sydney, dites-moi, ce Kolbe, quand a-t-il emménagé dans cette bâtisse? J’ai cru comprendre qu’elle avait déjà été édifiée dans les années trente mais tout ceci...

Sheinberg eut un petit rire.

- La maison aux miroirs est un chef-d’oeuvre d’architecture. Elle a été construite en 1930 par le sultan du Koweït. Pour assurer sa tranquillité, il n’a prévu que deux accès. Le téléphérique et une route où l’on montait à cheval. Le docteur Kolbe l’a rachetée dans les années cinquante et il y a oeuvré jusqu’à son regrettable décès, en 1979.

- Vous voulez dire qu’elle est abandonnée depuis vingt ans?

- Non. On la loue pour des séminaires, des retraites, des réunions. Vous savez, il y a 10 chambres, autant de salles d’eau, un swimming pool, un sauna...

Isaak contemplait les décorations.

- Et les fameux miroirs? demanda Jonathan.

- Ahh les miroirs! Une chambre exceptionnelle, un véritable centre de relaxation. La pièce est dans l’autre aile de la maison.

Il y avait quelque chose de totalement incompréhensible: pourquoi Frau Kolbe n’avait-elle pas souhaité vendre une telle demeure? Ce n’était pas une maison hantée, elle disposait d’un grand confort et d’un cachet extraordinaire.


 

Isaak renifla bruyamment et de retourna. Il était livide.

- Isaak? Vous allez bien?

Ingrid s’approcha de lui. Il secoua lentement la tête.

- Je crains que ce ne soit pas un endroit aussi idyllique que vous le pensiez, Sydney. Toutes ces images nous disent le contraire!

Sydney fronça le sourcils.

- Bashki.

Isaak prononça ce mot avec une force quasiment incantatoire.

- Bashki?

Tout le monde était suspendu aux lèvres du célèbre physicien.

- Bashki, le passeur de morts. Ce salon est une... une sorte de grande bande dessinée. Elle raconte l’odyssée d’un fléau égyptien. Vous savez sans doute que c’est le jeune pharaon Akhénaton qui a le premier contesté l’existence de divinités multiples. Il a cherché à imposer le culte d’un seul dieu. Les castes religieuses l’ont destitué et tenté d’effacer sa mémoire.

- Et alors? fit Sydney, mal à l’aise.

- Akhénaton croyait en un seul Dieu. Mais il connaissait également l’existence d’une entité maléfique. C’est lui qui lui a donné ce nom, le passeur de morts qui détournait les âmes des défunts de la lumière pour les entraîner dans les ténèbres. Bashki, la Bête... Les prêtres de cette lointaine époque ont surtout eu peur de cette “Chose”. Et c’est la vraie raison de leur colère contre le jeune pharaon.

Jonathan McKeith applaudit.

- Bravo, Isaak! Vous avez réinventé la fameuse dualité entre Dieu et Satan. Et alors? Ce que je vois ici, ce sont des tentures, des objets antiques, du beau matériel qui ferait pas mal d’effet au Musée Britannique d’Égyptologie. Mais nous sommes en pleine montagne, dans une demeure confortable où des personnes de renom ont été soignées. Ce n’est pas parce que je lis “Tintin et le temple du soleil” que je me transforme en Inca sanguinaire...

- Cher confrère, je ne doute pas un instant que vos arguments soient justifiés. Mais le problème est ailleurs: Bashki est tombé dans l’oubli. Celui qui a réuni cette collection a accompli un véritable miracle de reconstitution historique. Et c’est ce qui me fait peur. Comment s’y est-il pris?

Henri intervint en apostrophant Sydney.

- Müller nous a dit qu’il avait emporté quelques objets. C’est vous qui le lui avez demandé?

- Oui, oui...

Le ton de Sydney n’était plus à la fête.

- Et ces objets, c’était quoi?

- Quelques statues. Je les trouvais hideuses et je ne voulais pas effrayer la petite.

Jonathan s’assit sur le sofa en cuir.

- Si vous voulez mon avis, notre cher Isaak subit l’épreuve de la réalité. Pas d’éprouvette, pas de formules mathématiques et c’est la panique!

Isaak demeura placide.

- Cet endroit ne me convient pas, c’est tout. Que diriez-vous d’arriver dans une maison recouverte d’incantations sataniques? Naturellement, si vous n’avez jamais entendu parler de Satan, vous n’y comprendrez rien et vous trouverez ça quelconque. Bashki est un être maléfique. Je le crains, c’est mon droit.

Sydney avait repris son aplomb.

- Je vous propose de voir ce Dr. Kolbe, en personne! Asseyez-vous, et vous verrez, il n’y a rien à craindre.


 

 

Il s’avança vers le gigantesque téléviseur, actionna une manette en Bakélite. L’écran s’illumina. Müller avait branché un lecteur vidéo portable à même le sol. L’image grésilla. C’était un poste en noir et blanc. La cassette reprenait une émission de la BBC. Rainer Kolbe avait été l’hôte du célèbre talkmaster Michael Parkinson. L’enregistrement datait visiblement de la fin des années septante. Le Dr Kolbe était sans doute décédé quelque temps plus tard. C’était un vieil homme, septante ou huitante ans, grand et droit. Il avait une allure qui rappelait celle de Einstein: une grosse moustache blanche, des cheveux argentés en pagaille et une pipe vissée à la bouche. Ce qui frappait cependant, c’était son regard. Ou plutôt ses yeux. Deux pupilles noires et vivaces. La télévision accentuait probablement cet effet, saisissant.

Michael Parkinson fit les présentations. Le public, bon enfant, applaudit.

- Dr Kolbe, c’est un grand honneur pour nous de vous accueillir ce soir. Nous savons que votre temps ne vous permet que de rares apparitions dans les médias et c’est donc un plaisir rare que de vous avoir à nos côtés, ce soir.

Rainer Kolbe fit un signe de la tête. On ne voyait pas sa bouche sous l’épaisse brousse de sa moustache.

- Dites-nous, Docteur, est-ce vrai que vous avez réussi à vaincre cette maladie terrible qui s’appelle le cancer?

Kolbe prit sa pipe dans la main droite. On remarquait un léger tremblement de celle-ci.

- Mes méthodes sont en plein développement. Je n’ai pas le remède miracle, mais je connais la nature du mal et je crois aussi connaître son origine.

- Vous soignez des patients dans une clinique en Allemagne?

- En Allemagne et en Suisse. C’est là que j’ai installé mon centre d’essais.

- Des essais? Sur des malades?

- Toute thérapie n’est en fait qu’une suite d’essais. J’y applique ma thérapie, si vous préférez.

- Avec des résultats incroyables, non?

- On le dit. Mais je suis médecin, donc c’est mon devoir d’aider autrui.

Parkinson fit un signe de la main. Sous les applaudissements du public, une jeune femme fit son entrée sur le plateau. Elle était d’une rare beauté.

- Je vous demande d’accueillir Maureen Dankle, la célèbre héroïne du feuilleton “At Heart”.

Resplendissante, ses cheveux bruns ondulant sur ses épaules, elle vint s’asseoir à côté du Dr Kolbe qui lui fit un signe amical.

- Mademoiselle Dankle, vous avez tenu à venir ce soir, pour témoigner des extraordinaires effets thérapeutiques de notre invité, le Dr. Kolbe.

Elle sourit gentiment. Cette femme dégageait une douceur naturelle peu commune. Les convives du chalet la connaissaient tous, sauf Noémie, qui était trop petite. Maureen Dankle avait été une star de la télévision durant les années septante. Une série médicale, où elle incarnait une infirmière pleine de compassion et d’intelligence avait tenu en haleine des millions de spectateurs à travers le monde. Henri ne se souvenait pas à quel moment elle avait disparu des médias... 85, 86? Était-elle encore vivante?

- Je dois la vie à ma mère. Je dois ma résurrection à mon docteur, dit-elle d’une voix suave. Il y a quelques mois, on m’a appris que j’étais atteinte d’un cancer. Une saleté, grave, surtout à mon âge.

 

 

 


 

Elle fit un clin d’oeil au public qui applaudit.

- J’ai eu l’adresse du docteur par un spécialiste californien, je suis venue en Europe et... voilà la résultat.

- Guérison totale?

- Totale. Un simple cauchemar. Je me suis réveillée, c’est fini.

Le Docteur Kolbe suçotait sa pipe. On aurait pu penser qu’il s’ennuyait.

- Docteur, en quoi votre traitement ou votre thérapie est-il révolutionnaire? Qu’avez-vous découvert qui permette ainsi de guérir?

Rainer Kolbe eut un brusque accès de toux. Il prit un verre d’eau et manqua de renverser le contenu, car il souffrait d’un tremblement incontrôlable du bras. “Parkinson rencontre un malade de parkinson” sourit Henri intérieurement.

- Le cancer n’est pas une maladie. C’est un appel. Que faites-vous, lorsque le téléphone sonne? Vous répondez. Imaginez maintenant que vous ne répondiez pas. Le téléphone sonne, sonne... Vous deviendriez fou à lier et auriez de terribles maux de tête, non?

Rire du public.

Le cancer c’est le même mécanisme. Quelqu’un vous appelle, vous devez répondre. Et vous avez une chance d’être guéri.

Michael Parkinson était décontenancé.

- Mais qui appelle?

- La maladie. La mort. Les démons que l’on porte en soi. Nos frustrations. Tout ce qui est négatif.

- Et que doit-on leur répondre?

- Que l’on veut vivre. Que c’est ce qui est plus fort que tout. Que c’est notre volonté.

- C’est tout?

- A peu prés, oui.

Il y eut un mouvement dans l’assistance. Le docteur poursuivit:

- Ma thérapie n’est pas nouvelle. Elle était déjà connue il y a des milliers d’années. Je l’ai simplement actualisée. Et ça marche...

Parkinson se tourna vers Maureen.

- Et en quoi consiste ce traitement?

Elle sourit. Dieu qu’elle était belle!

- C’est au docteur de faire les révélations. Moi je ne suis que la preuve que ce qu’il dit est la vérité.

- Alors, docteur?

- Nous sommes dans un monde rationnel et sceptique. Si je vous dis qu’il y a de la vie sur Mars ou sur Pluton, même si je suis le plus éminent astrophysicien de la terre, on me prendra pour un fou ou un charlatan. Je ne crois donc pas que mes méthodes soient encore prêtes à être révélées. D’autres viendront après moi. Je leur fais ce legs.

L’image se brouilla. La cassette était finie. Sydney jubilait.

- Alors, qu’en pensez-vous? C’est ici, dans cette maison. La maison aux miroirs. Et nous avons la chance de percer ce secret. Comprenez-vous l’importance de notre mission?

Henri s’interposa.

- Monsieur Sheinberg, le Docteur Kolbe est décédé. Personne n’a poursuivi ses recherches. Pourquoi?

- Je ne sais pas. Personne ne le sait.

 

 

 


 

Jonathan se leva et fit mine de se dégourdir le jambes.

- Vous voulez mon avis? Un tissu de conneries. L’actrice, cette Maureen, je sais ce qu’elle est devenue. Guérie? Mon cul, oui. Elle a rempli sa Thunderbird d’essence, s’est installée au volant, et a enfoncé l’allume-cigares. On n’a jamais pu enlever la tache qu’elle a laissée sur Hollywood-Boulevard...

Isaak se leva à son tour.

- Le Docteur Kolbe était un dignitaire de l’armée allemande. Il a fait des expériences durant la seconde guerre mondiale. On ne l’a jamais condamné car il a pu prouver qu’il n’avait pas commis d’exactions. Mais son traitement... Ca me donne froid dans le dos. Un appel? Une réponse? Ca ne vous fait pas tilt? Faust. Un pacte. Donne-moi la vie, je te donnerai mon âme...

Noémie était profondément endormie. Ingrid se tenait en retrait. Elle prit sa fille dans ses bras.

- Je vais aller coucher la petite. Sydney, où dormons-nous?

Le téléviseur émit un fort grésillement. Une étincelle jaillit, il y eut une claquement et l’image disparut. Il avait rendu l’âme.

Henri hésita un instant à suivre l’obséquieux parapsychologue qui avait pris son ex-épouse par le bras et la conduisait vers le hall, où un escalier en bois massif permettait de gagner l’étage supérieur et les chambres. Puis il se ravisa et se tourna vers ses collègues:

Et si nous explorions cette maison? Le swimming pool pourrait nous détendre, non?

Issak Kolen et Jonathan McKeith opinèrent du chef. Ils sortirent du salon et cherchèrent le couloir qui menait vers l’autre aile du bâtiment. Une porte en chaîne séparait cette partie du chalet de celle qui avait servi de centre de traitement et d’hébergement des malades. Certains grands acteurs et actrices, des personnalités du show-business étaient venues séjourner en ces lieux pour tenter de soigner leur mal incurable. Le plus célèbre d’entre eux avait certainement été Steve McQueen, atteint d’un cancer du poumon et traité par le Dr. Kolbe. La porte n’était pas fermée à clef. Elle donnait sur un long couloir, entièrement recouvert de moquette en laine de mouton qui absorbait le bruit des pas et laissait la sensation de marcher sur une surface de ouate. De part de d’autre, sur les murs, les fresques égyptiennes montraient des barques voyageant vers des zones de lumière et l’on se serait cru dans l’une de ces attractions foraines qui vous donnent l’illusion de traverser le pyramides de Gisez. Une quinzaine de mètres plus loin, le couloir s’ouvrait sur un nouveau hall circulaire, très semblable à celui de l’entrée, à la seule différence qu’il était recouvert de plaques de marbre gris. On remarquait nettement, qu’il s’agissait là d’un décor plus proche de celui d’une clinique. Un escalier imposant, dans le fond, conduisait aux chambres d’hôtes. Devant, une large double-porte aux vitres mates et sales permettait d’accéder à la piscine intérieure. Henri poussa le battant. Une odeur de moisi assaillit ses narines. Il chercha de la main l’interrupteur principal, une grosse molette fixée à mi-hauteur du mur et la tourna. Dans un déclic sourd, une dizaine de néons illuminèrent une immense pièce qui, jadis, devait être magnifique: le bassin faisait environ dix mètres sur dix entouré d’une vaste enceinte faite de mosaïques aux motifs arabes. On aurait aisément pu y installer des chaises longues et des tables. Le toit était entièrement en bois clair et mat, les poutres apparentes donnant à cet endroit une touche chaleureuse et conviviale.

 

 

 


 

Sur le côté, une travée en bois aux larges baies vitrées dévoilait un sauna aux multiples cabines. Le bassin était rempli d’eau mais celle-ci n’avait pas été vidangée depuis fort longtemps: elle était recouverte d’une masse verte et gluante qui sentait le sel et le chlore. Les lumières étaient également sales, les vitres protectrices étaient rongées par les effluves d’humidité et une poussière collante leur conférait un aspect lugubre à cause d’ombres aux formes étranges. Jonathan poussa un sifflement:

Mazette, Müller n’a pas poussé sa prospection très loin! Il n’avait pas promis un quatre étoiles mais il aurait au moins pu vidanger ce cloaque.

Isaak renifla.

- De toutes façons, nous ne sommes pas ici pour faire un concours de natation, Jonathan. Allons plutôt voir la pièce aux miroirs.

Ils ressortirent et montèrent lentement au premier étage, faiblement éclairé par les luminaires du hall. Au premier, il y avait un long couloir, bordé de 4 portes de chaque côté. La fameuse chambre était au fond. Elle ressemblait à un coffre-fort: une porte blindée, avec un simple hublot, un volant à cinq branches pour la fermer et un tableau de commande avec trois gros boutons en Bakélite. Au-dessus de la porte, il y avait une inscription: “Caution”: do not open the door while operating!. Henri eut la sensation de se trouver face à une espèce de caisson de dépressurisation. Ils tournèrent le volant et firent pivoter la porte sur ses gonds. Elle émit un grincement sinistre. La lumière se commandait de l’extérieur. C’était une pièce circulaire. Ses murs étaient couverts de miroirs qui formaient un polygone reflétant les images des “intrus” à l’infini. Le sol était constitué de parquet parfaitement assemblé. Il était strié de clair et de sombre, formant un motif complexe et très recherché. Au centre, une sorte de lit en cuir était solidement vissé sur le sol. Un pied métallique permettait à ce long lit-canapé de pivoter dans tous les sens. Sheinberg avait déjà monté son dispositif stroboscopique, une sorte de structure métallique aux nombreux objectifs, une invention tout droit sortie de l’imagination d’un Tournesol en panne d’inspiration médiatique.

Isaak, Jonathan et Henri contemplaient ce qui faisait le coeur de la maison, la chambre aux miroirs, en essayant d’imaginer quel en était le mécanisme. Ils sursautèrent lorsque Sydney fit son entrée.

- Votre fille dort à poings fermés, M. Clausen. Ingrid, nous rejoindra d’ici quelques minutes. Alors, que pensez-vous de cette merveille?

- Cela ressemble à un caisson hyperbare, fit Isaak laconiquement. Un caisson hyperbare avec des miroirs.

Sydney Sheinberg bomba le torse comme s’il allait déclamer le Cid.

- C’est en effet une chambre qui utilise diverses techniques d’arrivée d’air, dont un mécanisme qui augmente sensiblement la pression ou la diminue. Mais ce qui la rend exceptionnelle, ce sont ses miroirs, qui tournent. Venez, je vais vous montrer.

Il sortit dans le hall et, actionna une manette sur le panneau de contrôle. Un bourdonnement envahit la maison. Et sans un bruit, la paroi de miroirs se mit à tourner, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, au point de renvoyer non plus de images, mais une simple lumière blanche.

 

 

 

 

 

 


 

Henri était sceptique.

- Et à sert à quoi, au juste?

- Le Dr. Kolbe a parlé d’appel téléphonique. Ceci n’est rien d’autre qu’une cabine téléphonique très sophistiquée qui permet de communiquer avec l’au-delà!

Jonathan éclata de rire.

- Voyons, Sydney, ne nous faites pas le coup du film de science-fiction à deux balles trente! Ce mur tourne et donne une sacrée migraine, c’est tout. Qui peut prétendre communiquer avec l’au-delà? Si c’était possible, Bill Gates aurait déjà adapté Windows en conséquence!

Isaak renchérit:

- Sydney, vous me décevez. Ainsi, tout ce voyage, pour une simple attraction de foire?

Sydney stoppa le moteur. Le bourdonnement s’estompa. Il devait y avoir une génératrice électrique sous la chambre.

- Jonathan, je vous propose l’expérience en premier. Vous êtes incrédule, c’est exactement ce dont j’ai besoin. De quoi rêvez-vous? Quelles sont vos visions?

Le grand chercheur américain qui avait plutôt l’allure d’un dandy sur un green de golf, eut une sorte de rictus peu recommandable.

- Les femmes, Sydney, si vous voulez la vérité! C’est la seule conception que j’ai du paradis: des gonzesses partout, un harem de sultan.

Un silence pesant suivit ces paroles. Henri poussa un soupir. Cromagnon! pensa-t-il malgré lui tout haut. Jonathan l’entendit.

- Oh, bien sûr, Monsieur Clausen va nous sortir une de ses théories psychanalytiques de mes deux et me faire la morale. Moi je ne rêve pas, Monsieur le psychologue, j’opère, je soulage, je travaille avec des gens souffrants et je leur fais du bien. Mais je réussis, moi. Et votre Ingrid, moi je ne l’aurais pas laissé partir!

Henri le regarda d’un air las.

C’est bon, je retire ce que j’ai dit. Mais nous n’avons pas les mêmes valeurs.

Sydney intervint.

- Allons, allons Messieurs... Nous sommes là pour mener une expérience, pas pour nous quereller. Je connais le penchant de notre ami pour la gent féminine et je ne doute pas que si je réussis à le faire entrer en contact avec son paradis, il me fera l’honneur de me croire.

- Allez-y, Sydney, je ne demande qu’à être convaincu.

Sydney Sheinberg prit Jonathan par le bras et le conduisit au centre de la pièce. Il le fit s’installer sur le lit en cuir usé. Henri n’avait pas remarqué la présence de sangles qui empêchaient tout mouvement: les jambes, les bras, les poignets et le torse étaient solidement maintenus au moyen de solides ceintures en cuir tanné auxquels l’âge avait imprimé ses multiples craquelures. Pendant que Sydney attachait son “patient” il expliqua:

- Je mettrai en route les miroirs. Concentrez-vous sur la lumière et détendez-vous. L’appareil que j’ai installé à l’arrière est un stroboscope qui filtre les ondes lumineuses et favorise la transe hypnotique. En même temps, j’enregistre les images de l’expérience.

 

 

 

 

 

 


 

- A quoi dois-je m’attendre, demanda Jonathan qui était maintenant solidement attaché.

- A vos désirs, mon cher ami, répliqua Sheinberg qui s’affaira un moment autour de l’appareil stroboscopique. Henri se sentait fatigué. Ingrid n’avait pas réapparu. Cette mascarade l’ennuyait au plus haut point. Il comprenait que ce n’était pas du tout ce que le docteur Rainer Kolbe avait réellement mis au point qu’on tentait de faire revivre ce soir. Un amateur avait découvert des miroirs qui bougent et espérait faire partager une transhumance hypnotique. Quoi de plus banal? Issak attendait patiemment. Il s’était renfermé sur lui-même, ruminant sans doute les représentations de Bakshi, la Bête, dans le salon principal.

- Voilà, Messieurs, sortons. Et laissons la science suivre son cours.

Sydney referma la porte avec pathos. Il tourna la manivelle et fit quelques réglages sur la console. Il sortit de sa poche une télécommande pour actionner son propre attirail. Puis il dit:

- Que la séance commence!

Le bourdonnement reprit. Les miroirs coulissèrent en silence. La chambre fut alors baignée dans une lumière verte. On ne voyait pas grand-chose à travers le hublot. Juste une traînée verdâtre et, au centre, la forme du lit sur lequel Jonathan était sanglé. Cela rappelait vaguement une chaise de dentiste. Henri se souvenait d’un film grotesque d’horreur qu’il avait loué un soir de spleen avec un médecin-dentiste qui torturait ses victimes dans des bruits effrayants de fraises. Il eut un frisson dans le dos. L’atmosphère avait fraîchi et sous la porte de la chambre, un léger nuage s’était formé. Azote et Oxygène, pensa Henri. Pauvre Jonathan: s’il voyait des filles en bikini, il serait néanmoins gelé.

- Alors, Messieurs, vous avez commencé?

Ingrid se tenait derrière eux, le visage dans la pénombre. Henri remarqua qu’elle avait changé de robe. Elle portait une sorte de bure ample qui cachait ses formes anguleuses, à la manière d’un moine sanguinaire de l’Inquisition. Sydney la gratifia d’un sourire. Un éclat de lumière révéla que sa parfaite dentition n’était rien d’autre qu’un appareil qui avait dû coûter une fortune. Dans la chambre, la lumière avait passé au rouge. On ne distinguait rien, si ce n’est une ombre fantomatique, au centre. “Pauvre Jonathan” pensa Henri avec compassion. Il aimait bien les sensations de grand-huit mais il détestait avoir la migraine. Or ces miroirs avaient tout l’air d’être des copieux pourvoyeurs de maux de tête. Soudain, il y eut une espèce de claquement. Le hublot de la porte s’était fermé. Sheinberg se tourna vers Ingrid.

- Ma chère, quel régal pour nos yeux!

Henri ne comprenait pas bien ce qui se passait.

- Sydney, et Jonathan, vous le laissez moisir?

Sydney émit un gloussement.

- Encore cinq minutes et vous le verrez sous un jour nouveau. Il communique avec son paradis...

Isaak renifla fortement. Du moins il fit un bruit significatif avec son nez.

- Je vous demande pardon, mais quelle est cette mascarade? Que se passe-t-il à l’intérieur de cette chambre? Que voulez-vous prouver?

Sydney s’approcha de la porte et actionna l’un de boutons du panneau de commande. Le hublot se redressa. Le bourdonnement baissa d’intensité et la lumière rouge passa du vert au blanc. Une pompe se mit en route avec un sifflement désagréable. Un voyant vert clignota sur le tableau.

 

 

 


 

Sydney fit tourner la manivelle puis ouvrit le sas qui produisit une espèce de succion due à la différence de pression. Le couloir fut comme envahi par du vent. Le souffle d’air qui compensait la pression dans la chambre. Ils entrèrent tous avec précaution. Les lumières étaient allumées. Jonathan était étendu sur le fauteuil. Il ne bougeait pas. Mais il souriait béatement et paraissait complètement hébété.

- Les amis, c’est dantesque. Jamais vu ça! C’est absolument génial. Grandiose. Le pied géant.

Sydney le détacha rapidement. Jonathan se releva avec peine. Il avait visiblement la tête qui lui tournait. Il dut se rasseoir et reprit son souffle, bruyamment.

- Alors, Jonathan, ce voyage vous a plu?

- Sharon Mitchell... J’ai vu Sharon Mitchell.

- Quel con! pensa aussitôt Henri. Sharon Mitchell était une star du cinéma pornographique américain. Elle avait été assassinée 4 ou 5 ans auparavant par un fanatique détraqué. L’histoire avait fait grand bruit, du moins dans ce milieu très spécialisé. Et Jonathan n’avait rien trouvé de mieux que de faire conversation avec Sharon Mitchell...

- Eh les gars! Vous savez, c’est génial. Elle était là, belle, intemporelle, comme je l’ai toujours aimée.

Jonathan était visiblement un fan de cette ancienne porno-star. Au moins, il en avait eu pour sa soirée.

- Et le froid? Vous n’avez pas eu froid?, demanda Isaak.

- Si, je suis gelé. Mais donnez-moi une couverture chaude, et je passe la nuit, dans cette chambre!

Sydney Sheinberg fit un clin d’oeil à Ingrid. Puis il dit à Henri:

- Cher ami, c’est à vous, maintenant.

Henri n’avait pas envie de se retrouver face à Sharon Mitchell. Il n’avait déjà pas supporté Ingrid...

- Et que vais-je voir, des danseuses du Crazy Horse?

Jonathan se mit à rire. On sentait qu’il était passablement secoué par son passage dans le “shaker”.

- Ouvrez votre esprit, chassez vos peurs et vous verrez ce que vous aimez.

Henri savait pertinemment qui il aimait. Sa petite fille, Noémie, et une jeune femme magnifique qu’il avait rencontrée quelque temps auparavant mais qui, comme c’est souvent le cas dans les histoires d’amour, était déjà engagée affectivement.

- Je verrai son Jules et je lui tordrai le cou... Ca c’était une motivation suffisante pour se faire tourner la tête. Henri s’allongea sur le siège en cuir et se laissa patiemment sangler. Sydney aurait fait un magnifique bourreau. Ingrid s’approcha de lui et le regarda sans ciller.

- Dis-moi, Henri, tu n’as plus eu tes maux de coeur, ces derniers temps?

Il avait effectivement eu une faiblesse cardiaque, quelques mois plus tôt. Mais ce n’était rien de grave.

- Non, mais si je meurs sur cette chaise, n’oublie pas de fermer la lumière en partant, lui répondit Henri.

- Et je vendrai ta Rolls...

Ingrid sortit de la pièce. Sydney Sheinberg se racla la gorge:

- Henri, je dois te prévenir d’une chose: ne pense pas à ce qui te fait peur, mais à ce qui te fait plaisir. Sois comme Jonathan. Positif.

 

 


 

 

Puis il franchit le seuil de la porte, suivi de Isaak et de Jonathan qui titubait comme un ivrogne. Le sas se referma. Les lumières baissèrent. Henri ne pouvait pas bouger. Son bras gauche lui faisait mal. La sangle empêchait le sang de circuler correctement. Il pensa alors à sa vie, à ses réussites, à ses échecs. Il ne voulait pas laisser son esprit être parasité par des souvenirs négatifs. Mais son coeur battait vite. La peur d’être enfermé? Le miroirs se mirent en mouvement, silencieusement, mus pas une énergie silencieuse. On aurait d’abord cru à un kaléidoscope. Mais très vite, la vue de Henri se brouilla. Il fut plongé dans cette lumière verte et entendit des buses claquer autour de lui. Un son strident annonça l’arrivée de gaz. sans doute l’oxygène. Le miroirs tournaient de plus en plus vite. La lumière passa soudain du vert au rouge. Henri sentit le fauteuil tourner sur lui-même, dans le sens contraire des miroirs. Il avait froid et sa tête bourdonnait. Le gaz lui brûlait la gorge. Et puis, comme par magie, les miroirs semblèrent s’écarter, révélant un énorme trou noir. Une vague lumière blanche se profila quelque part, en un point qui semblait très éloigné. Elle se fit plus insistante, gagnant en clarté, mais pas au point de devenir aveuglante. Henri avait la nette sensation que bien que sa tête tourne et lui donne la nausée, la pièce avait changé d’aspect. Le hublot était-il fermé? L’observait-on de l’autre côté? Et puis il la vit venir... Elle s’avançait dans la lumière, menaçante, noire, velue, ses huit pattes synchronisées comme une machine à produire les pires cauchemars. Ce que Henri avait devant lui, c’était une araignée, une mygale gigantesque.

Il avait toujours eu une peur panique des arachnidés. Un patient travail sur lui-même lui avait permis d’acquérir suffisamment le maîtrise pour ne pas paniquer à la vue de petites bêtes de campagne. Mais il n’avait jamais osé voyager dans la jungle, par pure crainte de tomber sur l’une de ces tarentules qui hantaient ses cauchemars depuis sa plus tendre enfance. Et là, dans cette chambre close, il avait face à lui un monstre comme il n’en avait jamais vu. Les huit yeux le regardaient avec haine et férocité et on voyait distinctement les crocs frémir de part de d’autre d’une gueule monstrueuse, remplie de bave blanchâtre. D’un seul coup le siège fit un quart de tour. Une autre ouverture noire, occupée par une mygale aux pattes démesurées. Un nouveau quart de tour... Henri était entouré de quatre monstrueuses araignées et il n’avait aucun moyen de s’échapper. Il aurait voulu fermer les yeux, mais ce spectacle était si effrayant, qu’il se mit à hurler comme un enfant, se débattant sur sa chaise. Les sangles tenaient bon. Henri sentait son pouls grimper. Le gaz, de l’oxygène pur lui montait à la tête et lui faisait battre le coeur à 180 pulsations/minute. Il perdait conscience. Et puis, juste avant de partir dans les ténèbres, il sentit une douleur fulgurante traverser sa cage thoracique... “Attaque..” fut sa dernière pensée avant de plonger dans le trou béant de son évanouissement. D’abord Henri Clausen eût l’impression qu’il traversait un tunnel très froid et très sombre. Puis il se sentit happé par une tornade de lumière. Celle-ci était jaune, comme le halo de phares français. Mais elle ne faisait pas mal aux yeux. Il était entouré de ces rayons et une intense émotion l’envahissait. Il se sentait léger mais c’était bien son corps qu’il voyait ainsi flotter dans cette aura spectrale. L’ombre d’une silhouette menue se détacha soudain.

 

 

 

 

 


 

Des larmes jaillirent des yeux de Henri. Sa maman. Elle le regardait, sans parler. Il essaya d’articuler un mot de bienvenue mais un sanglot étouffa sa gorge. Il était comme irradié par un bonheur triste et mélancolique. La vie. On est bombardé sur terre et tout est ensuite question de choix, dont on supporte les conséquences. Henri réalisa qu’il se sentait affreusement seul. D’autres ombres bougeaient dans cette lumière intense mais pas agressive. Il crut reconnaître des amis et des personnes qu’il avait côtoyées et qu’il avait perdues de vue. Et, soudain, se frayant rapidement un passage vers lui, il remarqua Peter Sellers. Mais il était incapable de parler. C’était comme une invitation de sourd-muets auxquels on aurait défendu de faire le moindre geste. Il pensa très fortement à celle qu’il aimait, cette femme rencontrée au hasard du destin et qu’il avait aimée du premier regard. Il n’avait pas osé le lui dire, simplement, avec les mots du coeur et, s’il ne la revoyait pas, jamais elle ne saurait à quel point il se rendait compte, à cet instant précis combien elle comptait pour lui et le retenait à la vie. La vie. Et il fut comme aspiré par le dos et projeté en arrière avec une violence inouïe. La lumière disparut comme une ampoule qui s’éteint, il y eut un vent froid puis un bourdonnement frénétique dans sa tête. Henri reprit faiblement conscience. Il tenta d’ouvrir les yeux mais ses paupières étaient aussi lourdes que du plomb. Il se laissa aller. Il entendait distinctement deus voix chuchoter près de lui.

- Tu penses que ça va marcher?

- Écoute, personne ne survit à ce genre de choc. Et s’il faut, j’ai de l’atropine.

- Et les bêtes?

- Là-bas, dans les deux caisses.

Visiblement, on n’avait pas remarqué qu’Henri entendait distinctement. Il avait sans peine reconnu la voix d’Ingrid et de Sydney. “Atropine”. Le médicament pour simuler une crise cardiaque. Ainsi c’était ça. Sydney et Ingrid l’avaient attiré dans la maison, lui avaient fait respirer de l’oxygène pure dans un carrousel dément, et par un simple truc de magie, ils l’avaient terrorisé avec des araignées. Une expérience fatale. N’importe qui le croirait. La maison aux miroirs avait mauvaise réputation. Ce serait elle la coupable... Mais qu’entendaient-ils par “bêtes” dans des caisses? A présent, Henri avait pleinement retrouvé ses esprits. Son voyage dans la lumière était simplement dû à son évanouissement. Son coeur n’avait pas lâché. Il perçut le claquement caractéristique d’une serrure qui se ferme. Il n’y avait plus de bruit. Henri ouvrit les yeux. Sans peine, cette fois-ci. Il était étendu sur une couchette, solidement sanglé aux poignets et aux pieds. Un simple tube en néon éclairait un plafond crasseux, parcouru par un épais tuyau en fonte peinte qui ressemblait à une amenée de gaz ou d’eau. La chambre était assez grande. Les murs étaient capitonnés comme ce cellules où l’on enfermait les victimes de démences dans les asiles psychiatriques d’antan. Le cuir du capitonnage était craquelé et, par endroits ses déchirures vomissaient un agrégat jaune et poisseux. Le sol était recouvert de linoléum. Henri se redressa autant que possible. Il avait une sensation de vertige. Au fond, il distinguait deux grandes boîtes en bois foncé. Elles ressemblaient à des caisses indigènes d’Afrique ou d’Amérique du Sud. Il ne distinguait pas si elles étaient ouvertes ou fermées. Il ne savait pas combien de temps s’était écoulé depuis son passage dans la chambre aux miroirs. On l’avait déshabillé et revêtu d’une simple chemise de nuit blanche.

 

 

 

 


 

Une large tache verdâtre la souillait sur la poitrine. Un liquide visqueux mais inodore. Henri était inquiet, car il savait qu’on ne l’avait pas mis ici pour le secourir mais pour l’achever. Et si son intuition était juste, il fallait s’échapper de cet endroit au plus vite. Ingrid n’avait aucun intérêt à le liquider. Du moins en apparence. Son titre de noblesse s’accordait mal avec le statut de femme divorcée. Et si elle souhaitait se remarier, mieux valait avoir le passeport de veuve. Et il y avait Noémie. Et... Un crissement stoppa net les réflexions de Henri. On aurait dit un criquet, mais le son était plus guttural. Le psychologue braqua son regard sur les caisses. Et ce qu’il vit lui glaça le sang: les bêtes sortaient, et ces bêtes, il les redoutait comme la peste. Des araignées du Venezuela. Les plus dangereuses, les plus grosses, les plus monstrueuses. Un corps noir, tacheté de jaune, des yeux rouges, des pattes aux poils rouges et bruns. Et des mandibules qui claquaient comme des grillons affamés. Leur morsure n’était pas létale. Mais elle paralysait les membres touchés, le temps pour ces monstres de pondre de creuser un trou dans la chair et d’y déposer leurs oeufs... Henri eut à nouveau une douleur dans la cage thoracique. Le coeur. Il avait déjà essuyé une tempête d’adrénaline mais ces démons de Sydney et d’Ingrid avaient soigné le supplice. Il tenta de se débattre mais la frêle couchette tanguait à chaque mouvement et risquait de la précipiter au sol. Les araignées géantes étaient sorties. Il en distinguait cinq. Elles ne bougeaient pas, plantées sur leur pattes gigantesques, comme si elles savouraient le futur nid de leur progéniture immonde et velue. C’est alors qu’un miracle se produisit: Henri vit scintiller la lumière jaune autour de lui et il revit l’ombre muette de sa mère. Mais cette fois-ci, elle tenait quelque chose dans la main: un couteau. Ce même couteau avec lequel elle s’était ouvert les veines, tant d’années auparavant. Les quatre lanières de cuir furent instantanément tranchées dans un étrange sifflement. Henri rassembla toutes ses forces et bondit sur la couchette puis sautant vers le plafond, il s’agrippa au tuyau en fonte. La couchette tomba avec fracas. Les monstres jaunes et noirs bondirent et se rassemblèrent sous les jambes gigotantes d’Henri. Il ignorait si elles sautaient. Dans un effort surhumain, il se mit à avancer le long de ce rail métallique providentiel, ses mains se cramponnant de toutes leurs forces pour éviter de glisser. Heureusement, le poussière était collante et poisseuse, ce qui évitait de glisser. Le tuyau faisait un coude et traversait le haut de la porte. Celle-ci était surmontée d’un linteau en bois, formant une sorte de petite marquise destinés sans doute à supporter, dans le temps,  des rideaux hermétiques. Henri avançait. Il suffoquait. Les araignées le suivaient, comme une meute. Il comprit que le liquide vert, maculant sa chemise, était sans doute un produit qui aiguisait leur sens de l’odorat et leur permettait de se déplacer vers lui sans même le voir de leur huit yeux rouges. Ses avant-bras lui faisaient tellement mal qu’il avait l’impression qu’on lui enfonçait des lames de rasoir dans les muscles. Mais il tint bon. Entre le linteau et le plafond, un espace de plus de cinquante centimètres l’attendait. Cherchant les dernières forces qui lui restaient, Henri s’agrippa au bois et se hissa en jappant de douleur, sur le frêle esquif en bois. Mais le répit fut de courte durée: la marquise n’était pas prévue pour soutenir le poids d’un homme de près de 90 kilos. Elle commença à craquer. Henri poussa un hurlement. La porte s’ouvrit brusquement. Le bois s’effondra. Henri vit des dizaines de pattes poilues d’agiter. Il se releva et, poussant de toutes ses forces contre la forme humaine allongée sur le sol, il réussit à fermer la porte, alors que les araignées raclaient furieusement contre le chêne massif. Henri tomba lourdement sur le sol. des cris étouffés lui parvenaient aux oreilles.


 

 

La chambre capitonnée avait une porte qui n’avait qu’une poignée à l’extérieur. La personne qui était maintenait prisonnière... Henri savait très bien de qui il s’agissait. Il n’aurait pas été de taille de repousser si facilement le double-gras de Sydney. Et la forme qu’il avait vue portait une cape rouge. C’était Ingrid...

 

 

L’immense bibliothèque était aménagée dans le galetas. Lorsque Henri s’était trouvé mal, Sheinberg avait convaincu Isaak Kolen d’attendre l’arrivée des secours, par téléphérique, en occupant son temps à récolter des informations sur la fameuse chambre aux miroirs. Il était donc monté au sommet de la maison et avait, sans trop de conviction, parcouru les titres des magnifiques livres en cuir qui croulaient sur les étagères en bois massif. Des traités de médecine, d’alchimie, des récits politiques, une édition rare de “Mein Kampf”... Isaak savait que le Dr. Kolbe avait été un dignitaire de l’armée allemande mais il fut étonné de voir ce livre, si controversé, encore accessible. Il le sortit avec précaution et l’ouvrit. Il y avait une dédicace sur la première page. Pas celle de Hitler, mais une écriture plus fine, plus lisible, plus élégante, celle de Heinrich Himmler, suivie du dessin d’une clef stylisée. Isaak referma avec dégoût cette relique du passé. En reposant le livre, il fit tomber par inadvertance une dizaine d’ouvrages qui s’éparpillèrent avec fracas sur le sol. Le physicien poussa un soupir. Toujours cette maudite maladresse. Puis il remarqua les deux poignées, dans le mur, derrière les livres. Il tira dessus. Elles étaient poisseuses d’humidité et de saleté collante. Rien ne bougea. Isaak prit un mouchoir en tissu et nettoya un paquet de poussière pour découvrir une serrure, au milieu, entre les deux poignées. Il repensa au livre “Mein Kampf”. Un dessin de clef. Himmler... Il regarda pensivement autour de lui. Il reprit le livre et l’ausculta. Et il eut soudain une idée: il se mit à déchirer l’arrête de l’ouvrage. Il se souvenait avoir caché, alors qu’il était jeune, la clef de sa banque dans la tranche reliée d’un livre, afin que personne ne la trouve. Et elle était là: un sésame couleur or, que Rainer Kolbe avait cachée en son temps. Isaak glissa fébrilement la clef dans l’interstice et la serrure émit un cliquetis. Les deux poignées étaient en fait un simple tiroir aménagé dans l’arrière de la bibliothèque, dans un trou du mur en briques de la maison. Il contenait un album, scellé avec deux barres en or. Isaak le sortit avec précaution et le posa à même le sol. Les barres se détachèrent immédiatement, car l’humidité n’avait pas épargné le riche ouvrage, épais mais pourrissant. Ce fut comme un cri muet interminable qui s’en échappa: des photos de déportés dans un laboratoire, hurlant face à l’objectif du photographe, des portraits de dignitaires nazis devant un amoncellement de cadavres, des prisonniers couturés, comme assemblés en un gigantesque puzzle de chair. Kolen eut un haut-le-coeur. Il se leva et courut vers la porte. Il fallait qu’il prévienne ses collègues.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

Henri était dans un sous-sol. Des tuyaux tapissaient littéralement le haut et disparaissaient au fond, derrière un mur en béton qui suintait l’eau et s’effritait, comme atteint d’une lèpre crasseuse. L’éclairage était assuré au moyen de simples ampoules, protégées par un grillage. Les murs nus portaient également des traces d’humidité. Henri regarda rapidement autour de lui. Il y avait deux autres portes en bois massif. Sans doute les avaient-on aménagées à l’époque, pour les domestiques, puis le Dr. Kolbe en avait fait des chambres capitonnées. Henri les ouvrit l’une après l’autre, à la recherche d’un objet suffisamment solide pour se débarrasser des araignées et tirer son ex-femme de sa situation dangereuse. Bien qu’elle ait essayé de le tuer, il ne parvenait pas à lui en vouloir: Les sentiments humains sont tellement complexes, qu’on ne peut raisonner en termes “noir” ou “blanc”. Et puis on devait lui porter secours. Mais sans arme, Henri ne pouvait pas ouvrir la porte. Il avait trop peur de ces araignées voraces. Les deux pièces étaient également soigneusement capitonnées. Dans la première, le mur du fond était maculé de traces sombres, comme si quelqu’un y avait laissé les empreintes de tout son sang. Il frissonna. Le Dr. Kolbe avait été un éminent praticien, obsédé par le cancer. Son frère ou sa soeur avait été emporté par une leucémie foudroyante et c’était devenu son objectif de vie: trouver un remède. Mais les autorités sanitaires américaines l’avaient fortement soupçonné d’avoir testé, au cours de la seconde guerre mondiale, des traitements médicamenteux très puissants, sans se soucier des effets terribles qu’ils provoquaient sur les cobayes humains, des prisonniers de camps pour la plupart. Rien n’avait été prouvé. Henri sentait cependant qu’en ces lieux mêmes, il y avait eu des souffrances. Et pas seulement des vertiges dus aux miroirs. Mais d’autres choses bien plus terrifiantes. La maison était chargée d’énergies négatives, prêtes à entrer en éruption... Malheureusement, les pièces étaient vides. Pas de lit, pas de mobilier, rien qui soit d’une quelconque utilité. Il fallait monter à l’étage supérieur et demander de l’aide. Coûte que coûte. Sydney Sheinberg avait certainement une arme. Henri gagna les escaliers qui montaient vers le rez. Il y avait une épaisse porte massive, bardée de traverses métalliques. Mais elle n’était qu’à demi fermée. Henri se trouvait dans le hall, juste à côté de l’entrée de la piscine. Il monta quatre à quatre les marches vers la chambre aux miroirs. Le couloir était sombre et, dans le fond, se détachait la fameuse cabine de pressurisation, largement éclairée. Le tapis absorbait ses pas. Il reprit son souffle et réalisa soudain à quel point il avait les jambes cotonneuses. Ce qui l’avait sauvé, c’était cette histoire de coeur: pour impressionner Ingrid, il avait exagéré une simple propension à la tachycardie et lui avait caché que leurs perpétuelles querelles avaient fini par déclencher chez lui des crises de panique. Elle était persuadée qu’il n’était qu’une loque humaine, le coeur prêt à lâcher à chaque seconde, au moindre effort. Si tel avait été le cas, il serait mort à présent. Henri s’approcha avec précaution. Sydney Sheinberg s’affairait autour de son étrange appareil qu’il démontait et rangeait dans des caisses. “IMAX Corporation of America” était écrit en grandes lettres rouges sur les flancs en aluminium de ces boîtes. Bien sûr! Un projecteur holographique qui produit des images en trois dimensions! Il suffisait de faire tourner les miroirs à vitesse constante, puis d’enclencher l’appareil.

 

 

 

 


 

Pour Jonathan, Sheinberg avait trouvé des images expérimentales d’un strip-tease effectué dans les années 90 par Sharon Mitchell, en vue d’une commercialisation possible du système dans les casinos de Las Vegas. Et pour lui... un show bien glaçant de mygales filmées en gros plan. Henri avait une amie, aux États-Unis qui avait travaillé un temps pour la firme IMAX. Elle lui avait raconté tous les essais qu’ils avaient fait pour rendre les hologrammes réalistes. Au départ, la technique donnait des résultats trop transparents et sans texture. L’informatique avait permis de corriger le problème. Et quelques managers utilisaient ces machines coûteuses dans leurs établissements huppés, certains pour faire croire que Robert de Niro était un client régulier, discrètement attablé au fond de la salle, d’autres pour passer en boucle des spectacles osés, qu’aucun acteur aurait pu répéter autant de fois dans la soirée. Mais le procédé était trop complexe pour être un succès planétaire. IMAX avait progressivement abandonné le créneau. Sheinberg avait donc utilisé ses dons de charlatan pour cumuler un manège de miroirs avec une invention que le Dr. Kolbe n’avait même pas connue. Quant à la fonction exacte des miroirs, tels qu’ils fonctionnaient avec le docteur, le mystère restait complet. Sans doute était-ce une manière de faire passer les effets secondaires liés aux médicaments illégaux auquel il recourait dans ses pseudo-thérapies!

 

 

Sydney Sheinberg redressa la tête. Lorsqu’il aperçut la silhouette de Henri, il devint blême, et son menton gras se mit à trembler.

- Henri? C’est toi? Tu es là?

Questions stupides d’un être veule et lâche. Ingrid s’était laissée berner. Il fallait la sauver.

- Sydney (la voix de Henri ressemblait au claquement d’un fouet), Ingrid est prisonnière en bas avec tes bestioles. Tu dois m’aider... Sinon elle va souffrir inutilement. A ma place.

Sheinberg fit un pas en arrière. Il était pâle et gris. Il portait toujours son costume noir de vampire d’opérette et suait à grosses gouttes qui formaient une crête luisante sur son front dégarni.

- Tu l’as fait exprès?

- Non, c’est elle qui est entrée au mauvais moment. Donne-moi une arme, qu’on en finisse. Sinon elle va effectivement mourir, et c’est toi qu’on accusera de toute cette bastringue. Tentative d’homicide avec préméditation, homicide involontaire, non-assistance à personne en danger, import illégal d’animaux dangereux, mise en danger d’autrui, escroquerie, chantage et corruption active. De quoi passer de longues années dans une cellule solidement barricadée...

Sydney plissa les yeux. Il humecta ses lèvres.

- Tu sais, Henri, nous sommes coupés du monde. Personne ne viendra à ton secours...

- Peu importe MON secours, Sydney, je veux sauver Ingrid de tes abominables araignées mais je ne peux pas le faire sans ton aide. Tue-moi après, mais pense à elle, bon Dieu!

- Ingrid?

Il éclata d’un rire méprisant. Et sortit prestement un P38, soigneusement caché sous son aisselle, ce qui expliquait qu’il n’ait pas enlevé sa veste auparavant.

- Henri, tu es si anachronique! Ingrid est un simple pion. Ce qui m’intéresse, c’est sa signature au bas d’un testament. Et toi tu me gênes beaucoup dans mes plans...


 

 

Il tira. La déflagration fut assourdissante, un jet de feu jaillissant de la pointe de l’arme. Sydney n’était pas un tireur expérimenté. Il fut surpris par le recul de l’arme et le coup partit de côté. La balle fracassa un miroir qui se fendit en mille morceaux. Aucun d’eux ne tomba. Henri saisit alors la porte en métal et la poussa de toutes ses forces. Sheinberg fit feu une deuxième fois. L’impact toucha le métal mais Henri avait été plus rapide. Il tourna le volant. A travers le hublot, il vit Sheinberg s’avancer vers lui.

- Ouvre ça, espèce de salopard, ou je tire dans le tas. Tu ne me retiendras pas longtemps et j’ai autant de munitions que John Wayne dans Fort Alamo!

Henri pressa sur les boutons du tableau de commande. Les miroirs commencèrent à tourner. L’oxygène fut libérée dans un sifflement caractéristique et les pompes, au sous-sol émirent leur bourdonnement caractéristique. Sheinberg tapa furieusement contre la porte.

- Sydney, je te rappelle que John Wayne se fait descendre à la fin de Fort Alamo. Révise tes classiques avant de dire des conneries.

Il se sentait furieux. Sheinberg fut également pris d’une sorte de crise hystérique. Il déversa son chargeur dans la chambre, tirant dans toutes les directions. Il dut toucher un moteur ou un mécanisme d’entraînement car les miroirs s’arrêtèrent d’un seul coup dans un crissement d’enfer. On aurait pu croire à une locomotive qui stoppe brutalement. Henri aperçut alors Isaak qui arrivait à sa rencontre. Isaak Kolen, vêtu d’une robe de chambre, d’un pyjama en flanelle beige et de pantoufles en soie rouge.

- Mon Dieu, Henri, tu vas mieux? Que se passe-t-il? J’ai découvert quelque chose de terrible!!

On entendait le bruit des gaz acheminés dans la chambre. Henri mit rapidement Isaak au courant de ce qui lui était arrivé. Isaak renifla plusieurs fois.

- Sydney nous a dit que tu avais eu un grave malaise. Je suis allé dans la bibliothèque. J’y ai trouvé des manuscrits de Kolbe. Il faut partir immédiatement et prévenir la police. Nous sommes dans l’antre d’un boucher, Henri !!

- Et Jonathan?

- Ils ont dû le droguer. Il dort dans l’autre aile.

Noémie! Henri fut soudain pris de panique. Sheinberg était fou. Il n’allait pas hésiter à tous les tuer. Et Noémie était une proie de choix. Et Ingrid?

- Écoutez, Isaak, je vais chercher ma fille, je la cache et je vais chercher Ingrid. Vous, restez ici et veillez que ce fou ne sorte pas de la chambre!

Isaak hocha la tête avec véhémence.

- Et s‘il sort, je l’arrête avec quoi? Ma puissance télékinétique?

- OK, mauvaise idée, en effet. Retournez à la bibliothèque et enfermez-vous. Je viendrai vous chercher. Où est-elle, cette bibliothèque?

Isaak désigna le plafond. Il articula simplement “Galetas”.

- Parfait, allez-y, et rassemblez les manuscrits de Kolbe.

Henri piqua un sprint dans le couloir et dévala les escaliers. Isaak risqua un oeil à travers le hublot. Il vit l’ombre de Sheinberg lever son arme vers la porte. Il distingua encore le rayon lumineux du feu. Dans sa tête, il se revit dans une salle de laboratoire à Dresde. Il était jeune et timide, à l’époque, mal dans sa peau. Un professeur avait rempli un cylindre avec de l’oxygène pur. Puis, avec un bec de tungstène il leur avait fièrement fait le coup du “bouchon de champagne”: le couvercle de la boîte en acier avait littéralement volé à travers la classe, suivie par une traînée de flammes vives.

 


 

 

La porte de la chambre aux miroirs, remplie d’oxygène, fut arrachée de façon similaire et l’écrasa avec une violence telle qu’il n’y eut même pas une seule tache de sang. Sydney Sheinberg avait eu plus de chance: le souffle de l’explosion de plaqua au sol et la boule de feu passa à quelques millimètres au-dessus de son dos. Le couloir fut instantanément transformé en un immense brasier. Sheinberg se releva. Il entendit un craquement. Complètement fendus par ses tirs et l’arrêt brutal de la machine, les miroirs ne tenaient plus que par quelques cristaux de verre. La différence de pression entre la chambre et le couloir eut l’effet d’un aspirateur bref et puissant. Des milliers de particules tranchantes se détachèrent alors des murs, et tel un déluge de couteaux contondants, traversèrent Sydney Sheinberg, réduisant son corps graisseux en une bouille informe de chair, d’os hachés et de sang dispersé en milliers de particules. Toute la scène avait duré moins d’une seconde. Une explosion terrifiante souffla le haut de la seconde aile de la maison, lorsque les flammes touchèrent les ballast de gaz. Henri, qui était dans le couloir entre les deux chalets fut projeté au sol. Les murs tremblèrent et les décorations égyptiennes se détachèrent. Un couteau tranchant produisit un bruit clinquant. Henri comprit qu’une chose terrible s’était produite. Il se releva et, traversant le salon au sprint, il monta à l’étage, ouvrant toutes les portes des hôtes. Il aperçut Jonathan, qui se levait pesamment. Puis enfin, il eut Noémie dans ses bras. Elle s’était précipitée dans le couloir, tirée de son sommeil paisible par l’énorme déflagration. Henri sentit les larmes couler dans ses yeux. Elle était si menue, dans sa chemise de nuit bleue, sa peluche Pingu coincée dans sa main tremblante. Jonathan McKeith avança prudemment vers eux, se tenant la tête.

- Henri, mon vieux, qu’est-ce que vous foutez?

- La maison brûle. Nous devons trouver un moyen d’alerter la station. Et sauver nos vies en attendant les secours.

- Mais qu’est-ce que vous me chantez là?

- La maison... elle est en feu. Sheinberg et Kolen sont probablement morts. Il y a eu une explosion de gaz.

Jonathan retourna précipitamment dans sa chambre. Il en ressortit avec son portable. “Pas de réseau”.

- Qu’est-ce qu’on fait, le psy?

- Trouvez des couvertures. Nous allons dans la cabine du téléphérique. Mais je dois essayer de sauver Ingrid, dans l’autre aile. Pouvez-vous garder ma fille?

Jonathan réfléchit un instant.

- J’ai mieux à faire que de jouer les baby-sitter.

Et il tourna les talons, descendant vers le salon.

- Pauvre type!

Henri sourit à Noémie, dans la pénombre.

- Ne t’en fais pas, ma chérie, on va se sauver, tous!

- Et maman, maman elle est où? dit-elle d’une voix plaintive.

- On va la chercher. Elle n’est pas très loin...

A son tour ils regagnèrent le salon. Jonathan avait pris un immense panier en osier antique, qui servait de décoration, et entassait les reliques égyptiennes de Bakshi qu’il décrochait du mur, sans ménagement.

- Vous êtes fou, Jonathan, aidez-nous. Il y a des vies en jeu. Vous ne ferez rien avec les morts!

Jonathan ne se retourna même pas. Il ne répondit rien.


 

Henri repassa par le couloir qui empestait la fumée. Le hall était jonché de gravats. L’étage supérieur et le galetas s’étaient effondrés et, par endroits, on voyait la nuit épaisse, pleine de flocons blancs. Henri remarqua un objet brillant sur le sol: c’était une sorte de dague ancienne, à la lame coupante comme un rasoir, longue d’environ 60 centimètres. Il l’empoigna. En se baissant, Noémie perdit l’équilibre. Elle laissa échapper sa peluche.

- Pingu!

Henri avait mal au dos. Il sentait ses forces diminuer. Son coeur battait la chamade. Mais il savait que ce pingouin était indispensable. La fumée devenait de plus en plus dense. Le chaos avait fait irruption chez le Dr. Kolbe...

Jonathan rassemblait fébrilement les antiquités précieuses et rares. Le panier en osier était presque plein. La vente de ces objets lui procurerait un gain fabuleux. Et personne n’allait lui reprocher d’avoir mis sa vie en péril pour les sauver des flammes. Il s’essuya le visage. La cheminée continuait de diffuser son feu paisible. Le neurologue fut parcouru d’un frisson et se tourna vivement. Il avait cru sentir un mouvement dans son dos. Comme le souffle fétide d’un félin. Mais il n’y avait rien. Jonathan referma la malle. il la tira ensuite vers lui. Elle devait peser très lourd car il ne parvint qu’à la déplacer à grand peine. Elle s’accrochait au tapis en laine Cumble&Stone. Il dut faire une halte. A cet instant, il se trouvait à moins de deux mètres de l’âtre. Ses yeux se brouillèrent. Il aperçut dans le halo des flammes régulières un motif qui lui rappelait une tête de mort. Une nouvelle explosion secoua le bâtiment. Le feu avait touché une conduite de gaz. A la vitesse de l’éclair une boule de feu gigantesque parcourut les entrailles de la maison aux miroirs, faisant sauter les radiateurs des chambres, pulvérisant les boilers des salles de bain dans un déchaînement de forces infernales. Toute la construction semblait maintenant déterminée à crier sa fureur, une fureur aveugle et destructrice qui s’était logée dans ses murs et dans ses entrailles depuis que tous les malades du Dr. Kolbe avaient cru à leur Rédemption, pauvres cobayes d’un pathologue illuminé qui faisait de sa clinique un champ expérimental contre nature. Tous les patients avaient fini par mourir. Le cancer les avait minés et le traitement de Kolbe avait sans doute accéléré le processus. Avait-il cru que les pouvoirs occultes du passeur des morts l’aideraient à trouver une solution? Jonathan n’eut aucune chance d’esquiver la gigantesque bourrasque de feu que vomit la cheminée lorsque les grilles du gaz furent déchiquetées. Il poussa un hurlement de douleur, tomba à la renverse, embrasant la laine autour de lui. Il se débattait, mais au lieu d’éteindre les flammes, il les attisait. Le panier en osier prit feu à son tour. Puis tout le salon s’embrasa sous l’effet des vapeurs de gaz. Avant de sombrer dans un noir absolu, Jonathan distingua faiblement un visage grotesque. Un masque qu’il n’avait pas pu décrocher s’écrasa sur le sol et se consuma. Le visage de Bakshi.

Henri déposa Noémie au bas de marches de la cave.

- Reste-là, mon trésor. Je vais chercher maman.

Noémie se recroquevilla et ne bougea plus, son Pingu protégé par ses deux mains.

 

 

 

 

 

 


 

 

Henri, armé de sa dague arriva devant la chambre capitonnée. Les tuyaux au-dessus de lui l’inquiétaient au plus haut point. Ils pouvaient contenir du gaz, eux aussi et exploser d’une seconde à l’autre. Miraculeusement, l’électricité, produite par une génératrice externe, n’était pas coupée. Il baissa la poignée et donna un coup de pied dans la porte. Au centre de la pièce, il distingua la forme allongée et rouge de son ex-femme. Elle était recouverte et entourée de six araignées du Venezuela. Un spasme de l’estomac fit remonter de la bile dans la bouche du psychologue. Il serra son arme fortement puis se précipita vers les monstres. Il parvint à trancher des pattes, à éclabousser un corps qui fit voir des entrailles gluantes. Les araignées refluèrent. Le visage d’Ingrid était impassible. Elle avait les lèvres bleues et ses yeux fixaient le plafond, étrangement soulignés par des cernes sombres. Qu’allait-il bien pouvoir dire à Noémie? Ingrid avait dû être piquée puis mourir d’étouffement. Henri était arrivé trop tard. Il recula vers la porte. Les monstres l’observaient de loin mais ne firent aucun mouvement. Il devait en avoir tué deux et blessé un troisième. Il referma la porte et courut vers Noémie.

- Maman, où est ma maman?

Henri ne répondit rien, leva sa fille et lui dit d’un ton ferme:

- Nous allons vivre, ma chérie, accroche-toi.

- Je veux me réveiller, j’ai trop peur...

Jusqu’à ce jour, Henri avait cru connaître la peur. Peur des examens, peur d’aborder une femme, peur d’être jugé, peur de rater sa vie. Mais il comprenait à présent que ce n’étaient que des simulacres, des craintes de nantis qui se posent les mauvaises questions et passent à côté de l’essentiel. Là, dans ce chaos de feu et de mort, il sentait ce qu’était la vraie peur: celle de mourir, celle d’être incapable de faire cesser une profonde terreur qui s’était infiltrée dans la réalité. La peur de l’homme qui n’a plus de ressources. Qu’importait de se voir infliger une mauvaise note, de se voir refuser un amour éphémère, de croire que l’on n’arrivera à rien? Ici, c’était un combat entre la vie et la mort. Et la mort avait pris possession du terrain et jouait avec les meilleures pièces. La cave fut à son tour balayée par une tempête de l’enfer. Les tuyaux avaient sauté. Henri entra dans la piscine. La moitié de la toiture avait disparu et il faisait affreusement froid. Le sauna était en flammes. Mais là, au milieu, le bassin semblait intact, rempli de cette eau glauque et sale qui sentait le chlore, le moisi et le sel de morue. Sans hésiter, Henri descendit les marches glissantes. Noémie se cramponnait à lui et écrasait la peluche Pingu de ses deux petites mains, comme si c’était là l’essence vitale de sa vie. La piscine n’était pas très profonde: 1 mètre 50 tout au plus. L’eau n’était pas si froide. Henri se tint là. Une heure? Dix minutes? La neige tombait. Il n’y eut plus d’autres explosions. Et puis, soudain, un immense brouhaha envahit les lieux: des hommes habillés en jaune et noir firent irruption. “La cavalerie” pensa Henri et il crut même apercevoir John Wayne. “Fort Alamo”. N’en pouvant plus, il perdit conscience. La maison aux miroirs du Dr. Rainer Kolbe fut entièrement détruite. Elle brûla durant plus de deux jours, le lances des pompiers ne parvenant pas à donner suffisamment de pression liquide pour endiguer la fureur des flammes. Sydney Sheinberg, Ingrid de Cartenbourg, Isaak Kolen et Jonathan McKeith furent officiellement déclarés morts. Henri Clausen et sa fille Noémie furent les seuls rescapés.

 

 

 


 

Arnold Müller avoua à la police que Sydney Sheinberg lui avait demandé d’amener des araignées hautement dangereuses pour une “soirée” dans le chalet. Il fut inculpé d’homicide par négligence et de trafic d’animaux sauvages. Dans les décombres, on découvrit les corps, quelques araignées brûlées, et un caisson en aluminium sur lequel on pouvait encore faiblement lire “IMAX”. La veuve de Rainer Kolbe déclara aux journaux: “Mon mari était un savant. Mais je ne crois pas qu’il ait fait de grands progrès dans le traitement du cancer.”

“A ce jour, personne ne sait comment fonctionnaient vraiment les miroirs. Il est cependant probable que ce n’était pas une méthode très recommandable.” déclara, quant à lui, Robert F. Schultz, porte-parole de la fondation mondiale pour la recherche en oncologie...

 

FIN